"Dans l'immédiat, il serait indécent de songer à réformer les retraites"Istock
La crise sanitaire qui bouleverse le pays pousse Emmanuel Macron à repenser certaines de ses réformes. Pour Florence Legros, économiste et directrice générale d'ICN Business School, il n'est pas encore l'heure de se pencher sur la question.

Planet : Pour François Bayrou, la réforme des retraites doit être écartée. Le Parisien rapporte d'ailleurs que le président de la République réfléchit activement à un potentiel abandon du projet. Doit-il effectivement y renoncer en raison du coronavirus ? Ou, au contraire, cela serait-il une erreur ?

Florence Legros : Notons d'abord qu'il est assez amusant que cela soit François Bayrou qui invite le président de la République à renoncer à sa réforme des retraites. Après tout, l'idée d'un régime universel par point vient plutôt de son mouvement et n'est pas nouvelle. C'est ainsi que fonctionne l'Agric-Arrco, par exemple.

Pour autant, force est de constater qu'il existe aujourd'hui un vrai décalage entre ce que peuvent vivre les Français actuellement et le projet politique que défendait le chef de l'Etat il y a encore quelques mois. Dorénavant les gens sont contraints au télétravail, quand ils le peuvent, et pour certains ils sont en souffrance. Le confinement – et l'isolement qu'il implique – peut s'avérer très dur à vivre.

A mon sens, mener à bien la réforme des retraites dans ces conditions reviendrait pour Emmanuel Macron à s'improviser chef d'orchestre sur le pont du Titanic. Il n'est pas l'heure de se demander s'il faut jouer du Mozart ou du Bach : on frôle actuellement l'iceberg. C'est pourquoi, à mon sens, il est impératif d'au moins suspendre le projet et de ne pas y revenir avant d'avoir eu le temps de panser nos plaies.

A un moment ou à un autre, il faudra remettre le sujet sur la table. Mais le faire maintenant serait indécent. Il n'y a pas urgence.

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Ce qui ne signifie pas qu'il faille définitivement renoncer à l'idée de réformer notre système de solidarités, au contraire. Même après une crise d'ampleur comparable à celle de la canicule de 2003, l'espérance de vie continue de grimper sur le temps long – quand bien même il peut lui arriver de décrocher temporairement. N'oublions pas non plus que les enfants du baby-boom commencent à arriver à la retraite de façon massive, ce qui nécessite un changement durable de régime. Il faudra donc, à un moment ou à un autre remettre le sujet sur la table. Mais le faire maintenant serait indécent. Il n'y a pas urgence.

De nombreux Français semblent opposés au projet initial d'un régime universel par point. Pourtant, constitue-t-il vraiment une mauvaise idée sur le plan économique ?

Le régime par point ne constitue pas exactement une nouveauté : c'est un modèle connu, dont le fonctionnement et l'équilibrage n'ont rien d'un mystère. L'Agirc-Arrco, qui en est un bon exemple, est plutôt bien géré. Certes, les réserves ne sont pas monstrueuses, mais elles ont le mérite d'exister ! Ce qui, compte tenu des circonstances, doit être relevé. Sur ce point-là, les partenaires sociaux font remarquablement bien leur travail.

Techniquement, il me semble que l'idée générale que défend Emmanuel Macron a quelque chose d'assez élégant : elle part d'une notion d'équité à laquelle, me semble-t-il, on ne peut qu'adhérer. Pour autant, il importe de rappeler que la taille unique ne va à personne : les parcours professionnels et les réalités sociales que l'on retrouve derrière sont différents.Force est de constater que le gouvernement n'a pas très bien vendu son projet et qu'il y a eu un réel déficit de communication à ce sujet. Le mot universel, par exemple, était maladroit. Certains des corporatismes qui ont mis du plomb dans l'aile à la réforme sont compréhensibles : les professeurs pourraient perdre 25 à 30% du montant de leur pension. Il n'y a pas besoin d'être grand clerc pour comprendre que l'unification des régimes fera mécaniquement des perdants, au premier rang desquels les régimes spéciaux.

Une universalité maladroite

Ce qui ne signifie pas qu'il n'y aura pas de gagnants si ce régime universel voit finalement le jour : les carrières tordues – et c'est dit sans jugement de valeur – bénéficieraient considérablement de sa mise en place. Plutôt que de devoir cotiser à plusieurs régimes différents comme cela peut-être le cas aujourd'hui, les travailleurs concernés auraient droit à une retraite complète avec un régime unique. Cela uniformiserait aussi des situations parfois très étranges ! Actuellement une infirmière qui commence dans le privé et termine dans le public a tout à y perdre. Dans le cas opposé, elle y gagne... Un régime unique permettrait de minimiser les disparités. Or ce sont des arguments qui n'ont pas, ou peu, été avancés au cours des débats. J'ai le sentiment que certains des gagnants n'ont pas compris qu'ils avaient tout intérêt à voir la réforme se faire...

Par ailleurs, il aurait été possible d'imaginer un système ou la valeur de point évolue en fonction de la situation de tout un chacun et que les conditions de déblocage des retraites s'adaptent aux parcours des individus. C'est ce qu'on fait nos voisins Allemands, par exemple. En Italie, ils ont aussi tablé sur une durée de transition plus longue, estimée à 30 ans, ce qui laisse le temps d'accompagner la réforme de mesure crédibles. Ici, l'exécutif s'est engagé auprès des professeurs en expliquant que le montant de leur pension sera revalorisé. Mais faute de temps, il ne peut pas nécessairement leur fournir des garanties.

Au regard de la situation actuelle, quel serait le scénario idéal pour la réforme des retraites ?

Croyez-moi, si j'avais la solution, j'appellerais immédiatement le ministre des Solidarités... Qui je crois a bien plus urgent à gérer ! Mais, d'une façon générale, le régime par point ne me semble pas être une mauvaise idée. Il est nettement plus lisible et c'est pour cela que les Suédois ont opté pour un tel système. En outre, il ne faut pas se leurrer, il agit comme un puissant incitatif au travail. Avec un modèle pareil, l'utilité de repousser son départ à la retraite est évidente : on acquiert plus de points et l'on bénéficie donc d'une meilleure pension. Je ne suis donc pas sûre que cet aspect de la réforme nécessite une remise en cause.

Le nouveau régime par point n'a rien d'une punition.

Pour autant, il me semble qu'il aurait fallu réfléchir à comment faire converger les régimes avant de commencer toute forme de conversion. Etait-ce vraiment si urgent ?

Par ailleurs, il est important de faire réaliser aux salariés du privé que ce nouveau régime n'a rien d'une punition. Au contraire, sa flexibilité pourrait s'avérer profitable pour nombre d'entre eux.