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- 1 - Augmentations de salaires, retour au wellfare state… Les avantages de l'autre monde
- 2 - "Réarmer le travail face au capital"
- 3 - "Moins d'impôts, des services publiques plus forts et plus compétents, c'est possible"
- 4 - "Ne plus discuter du sexe des anges mais vulgariser les savoir utiles aux plus vulnérables"
Frédéric Farah est professeur de sciences économiques et sociales, chercheur affilié au Laboratoire PHARE de la Sorbonne (Paris) et chargé de cours à la Sorbonne Nouvelle. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages économiques dont "Fake state : l'impuissance organisée de l'Etat en France" (éditions H&O).
Planet.fr : Jusqu'à présent, la politique économique qui domine en Europe – et de façon générale dans le monde occidentale – est celle de la rigueur. Pourtant le monde dans lequel nous vivons est-il le seul possible ? Une alternative pourrait-elle exister ?
Frédéric Farah : Commençons par faire un bref retour en arrière pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons, l'état dans lequel il se trouve.
En Europe, notamment, s'est progressivement dessinée l'idée qu'il fallait renoncer à toute politique économique active ; c'est-à-dire les politiques d'inspirations keynésiennes, que l'on juge aujourd'hui inefficaces, du fait de la mondialisation de l'ouverture globale des marchés. Cela peut sembler anecdotique, mais cela a des traductions très concrètes, dans les dispositifs européens d'abord - tels que le traité de Maastricht, l'acte unique ou la notion de dette souveraine, par exemple - mais aussi sur les niveaux et les modes de vie des Français.
La contestation des politiques économiques d'inspirations keynésiennes a créé un nouveau consensus que l'économiste Jean-Paul Fitoussi appelle d'ailleurs "le consensus Bruxelles-Washington-Francfort", qui préconise une stabilité globale des prix pour mieux préserver la valeur des actifs économiques et de l'épargne. Dès lors, la monnaie ne doit plus être gérée par les Etats, qui sont accusés de laxismes. La politique budgétaire est mécaniquement censurée - sur le plan théorique, au moins - par une série de règles et on a multiplié les réformes structurelles pour dynamiser la croissance. Concrètement, cela signifie davantage de flexibilité, quitte à fragiliser le monde salariale, la déréglementation du marché des biens et des services - il s'agissait de tuer les monopoles d'Etat, après tout -, la casse de la Sécurité sociale…
Augmentations de salaires, retour au wellfare state… Les avantages de l'autre monde
En bref, et c'est là que cela devient le plus concret peut-être, nous avons complètement changé de grille de lecture. En 40 ans, nous avons signé la fin de l'Etat wellfare - qui vise au bien être des Français - pour passer à une nation workfare - ou il s'agit d'inciter au travail, puisque nous étions précédemment des assistés et des fainéants, semble-t-il. Cela ne concerne d'ailleurs pas que la France ! Entre les années 1990 et 2000, nous avons assisté à un cocktail de réformes en tout genre sur ses points, lesquelles répondaient à une philosophie générale très similaire.
Concrètement, il est donc question d'une politique déflationniste, d'une rigueur superflue, aux conséquences économiques terribles. Pierre Bourdieu évoquait le concept de la "mauvaise économie" dans La sociologie est un sport de combat. Nous sommes en plein dedans : à force de faire des économies sur les conditions de travail, de casser l'hôpital, nous avons créé une situation - ici, "à l'aide" du coronavirus - qui nous coûtera bien plus cher que si nous n'avions pas initialement sacrifié l'hôpital. Mais tout cela répond à une logique de classe que l'on ne peut ignorer : ces drames seront assumés par les catégories populaires. Le vieux monde inégalitaire qu'est le nôtre refuse de laisser la main.
"Réarmer le travail face au capital"
Pourtant, vous l'avez dit : un autre monde serait possible. Sous réserve de surmonter les éléments qui rendent le monde d'aujourd'hui proprement invivable. Il s'agirait alors de définanciariser l'économie, et de lutter contre les inégalités. Nous devons créer un monde où les capitaux connaîtraient une logique de répression financière. La finance de marché doit être réduite, domestiquée, ses déplacements limités. C'est le préalable de tout.
Il faut aussi restaurer une politique fiscale qui reviendrait sur des années d'injustices sociales et financières. Les travaux de Thomas Piketty constituent, en la matière, un bon point de démarrage. Une chose en appelant une autre, nous pourrons reconstituer une véritable politique de revenus, avec revalorisation régulière des salaires - négociées, bien sûr avec les acteurs sociaux - et une redynamisation de la démocratie. Je ne parle pas seulement de rendre du pouvoir d'achat aux Françaises et aux Français, mais bel et bien de revoir en profondeur la répartition du travail et du capital.
Pour tout cela, il nous faudra aussi récupérer les armes économiques du passé, celles que nous avons accepté d'abandonner. Le change est l'une des plus importantes. Les renationalisations sont aussi essentielles. Enfin, il me semble qu'il faudra faire en sorte que les mutations actuelles du capital numérique, ainsi que peuvent l'être Uber ou Deliveroo, ne soient pas l'occasion d'un démantèlement de nos droits au nom d'un sacro-saint progrès technique. A l'inverse ! Nous devons passer, en matière d'acquis sociaux, d'une position défensive à une position offensive. Il faut réarmer le travail face au capital.
Planet.fr : Qu'est-ce que ces transformations signifieraient, sur des plans concrets tels que l'imposition, la retraite ou la sécurité sociale ? Comment la vie des Françaises et des Français changerait-elle ?
Frédéric Farah : C'est bien simple : cela changera tout !
Parlons d'abord de l'impôt, puisqu'il s'agit effectivement d'un sujet primordial. Si l'on répartit mieux la charge, il devient possible d'alléger la facture pour l'essentiel des Françaises et des Français sans pour autant réduire la voilure globale de l'Etat, puisque cela signifie que ce ne seraient plus toujours les mêmes qui supportent.
Avant cela, cependant, il faudra faire comprendre aux contribuables qu'il s'agit moins de taper gratuitement sur les hauts revenus que de se tourner vers celles et ceux qui, des années durant, ont bénéficié de diverses politiques fiscales très favorables ; et fondamentalement injustes au regard du traitement réservé aux autres. Rétablissons donc la justice fiscale !
"Meilleures conditions de travail, récupérer du temps libéré… cet autre monde changerait radicalement la vie des Français" - Frédéric Farah
Côté revenus, cela signifierait aussi mettre un terme aux politiques de basse pression salariales. Il est temps de véritablement rendre du pouvoir d'achat aux Français : plutôt que de baisser les cotisations sociales, ce qui appauvrit l'Etat, augmentons les salaires ! Il faut cesser de les voir comme des coûts imprimés. C'est bien davantage un outil pour lutter contre la pauvreté, un revenu pour celles et ceux qui le perçoivent.
"Moins d'impôts, des services publiques plus forts et plus compétents, c'est possible"
Parce que cela implique aussi de ne plus se subordonner à la logique du capital, les travailleurs bénéficieraient de meilleures conditions de travail. N'oublions pas ce qu'est, fondamentalement, le capitalisme : utiliser le temps d'un autre pour produire pour soi. La bataille du temps libre, du temps libéré même, est indispensable. Ne perdons pas de vue que l'espérance de vie en bonne santé, la seule qui compte, s'effrite depuis des années déjà. Il est plus que temps d'arrêter de pressuriser les individus. Les salariés sont toujours ceux qui paient la note. Cela doit changer.
"Le capitalisme c'est utiliser le temps d'un autre pour produire pour soi" - Frédéric Farah
Naturellement, cet autre monde ne pourra être qu'écologique. Mais si elle est prise en charge, la transition n'aura pas à être subie. Dès lors que l'on comprend cela, il est bien plus simple à accepter - et à faire accepter - qu'un tel changement de société ne se fait pas contre les gens ; qu'il ne s'agit pas de les taper au portefeuille. C'est une transformation qui profite mécaniquement au plus grand nombre, tant qu'elle se traduit par un environnement de meilleure qualité et par davantage de service public.
Planet.fr : Qu'est-il advenu des idéologies alternatives qui, jadis, défendaient un tel monde ? Pourquoi n'ont-elle plus de voix audibles aujourd'hui ?
Frédéric Farah : L'explication, cela ne vous surprendra probablement pas, est multifactorielle.
L'effondrement du système socialiste après la chute du mur de Berlin - et surtout la crise intellectuelle des partis de gauche au terme de l'affrontement Est-Ouest - est l'un des premiers éléments à prendre en compte. En France comme ailleurs, les figures politiques de gauche ont été tout simplement incapables de penser le lendemain. Elles ont fini par accepter le marché, puis par l'accompagner. Certes, avec moins d'entrain que les libéraux ou qu'une certaine droite, mais sans volonté de le contraindre ou de le corriger. Tout juste ont-ils tenté d'atténuer ses pires défauts.
"Avec la disparition du monde syndical, nous avons perdu des savoirs et des savoirs-faire", Frédéric Farah
Les forces qui auraient pu porter ces voix aujourd'hui se sont épuisées. C'est le cas de tout une partie de la démocratie sociale qui n'a pas su se transformer et a donc été balayée. A bien des égards, le monde du syndicalisme a disparu, avec tout ce que cela signifie de perte de savoir et, surtout, de savoir-faire. Nous n'avons plus de contre-mouvements de ce type. Ce qui ne signifie pas qu'il n'en existe aucun : on pourrait citer les écologistes, qu'ils soient décroissants ou collapsologue, ou plusieurs mouvements sociétaux. Mais, hélas, ce n'est pas tout à fait le même combat, pas le même débat. Aujourd'hui, je le crois, les thématiques sociétales - sur lesquelles la gauche cherche à se reconstruire, au moins électoralement - ont remplacé le social, pour l'essentiel.
"Ne plus discuter du sexe des anges mais vulgariser les savoir utiles aux plus vulnérables"
Pourtant, l'intelligence collective existe. Des mouvements comme celui des économistes attérés, qui réunissent des individus brillants, le prouvent bien. Cependant, je constate avec déception que nous n'arrivons pas à trouver de modalités d'incarnation dans une force politique qui puisse proposer une alternative crédible. Certaines de nos discussions les plus techniques, sur le fonctionnement des banques centrales européennes par exemple, sont essentielles mais aux yeux des nons initiés, cela revient fondamentalement à discuter du sexe des anges : ce n'est pas audible. Il faut que nous trouvions le moyen de vulgariser tout ça, de sorte à pouvoir toucher celles et ceux qui ont le plus besoin de ces réflexions aujourd'hui.
"Il m'apparaît difficile de recréer des espérances collectives" - Frédéric Farah
Le manque d'incarnation politique, l'épuisement des partis traditionnels dorénavant convertis au capitalisme, tout cela n'est pas sans engendrer une vraie crise de la gauche. D'autant que, peut-être plus que la droite, ces figures politiques issues des rangs de la gauche ont accompagné le marché. Elles ont, il faut le dire, fait un travail de sape, de réaction et non de défense de nos acquis. C'est tragique : intellectuellement, nous avons toutes les ressources pour penser ce nouveau monde, mais il m'apparaît difficile, dans les conditions actuelles, de recréer des espérances collectives et des motivations globales.