Comment devient-on (très) riche en France ?IllustrationIstock
Bernard Arnault, François Pinault, Vincent Bolloré… La France ne manque pas d'individus très riches. En vérité, le nombre de millionnaires vivant dans l'Hexagone est même en très forte expansion. Quelques décennies suffiraient même à devenir millionnaire !
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Devenir millionnaire en France : possible à la seule sueur de son front ?

Ils étaient 42 millions en 2018. Partout dans le monde, le nombre d'individus si riches que leur patrimoine dépasse le million n'a eu de cesse de progresser. En France, on en compte 259 000 de plus qu'en 2017 estime le Crédit Suisse dans son étude annuelle. A titre de comparaison, cela signifie qu'en un an, l'intégralité des habitants de Bordeaux auraient pu devenir millionnaires…

Mais comment font ces quelques chanceux qui voient ainsi fructifier leur patrimoine ? Est-ce vraiment une affaire de chance ou, au contraire, est-il possible d'assembler un tel capital à la seule sueur de son front ? Peut-on vraiment partir de rien et, au terme d'une vie de travail, rejoindre ce cercle très fermé des richissimes ? Car il faudrait au moins quarante ans pour y parvenir, en France, d'après une étude publiée par The Economist en 2013. À l'époque, l'hebdomadaire anglais classait la France en septième place, concernant la fabrique de millionnaires.

"Espérer devenir millionnaire par la seule force de son travail en 40 ans n'est pas crédible", tranche d'entrée de jeu Frédéric Farah, économiste parfois classé à gauche, chercheur affilié au PHARE et enseignant à l'université Panthéon-Sorbonne.

"Sauf à appartenir à une toute petite fraction de la population, on ne devient pas millionnaire à l'horizon d'une vie active. Ceux qui y parviennent ne s'appuient pas uniquement sur le salaire comme unique composante de leur revenu. Ils peuvent également compter sur un apport régulier généré par un important patrimoine mobilier", poursuit-il, non sans déplorer ce type d'étude dont "la méthodologie pose souvent question, parce qu'elles ne sont généralement pas sans biais". Pire ! Selon lui, elles entretiennent à tort l'idée qu'un travailleur peut, à l'échelle d'une vie,  espérer se constituer un tel patrimoine.

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D'après Alternatives économiques, un mensuel spécialisé sur les questions économiques et sociales, il existe cependant deux autres solutions de devenir riche. La première consiste à acquérir un patrimoine mobilier et immobilier suffisamment important pour en tirer des revenus. La deuxième à bien naître.

Un constat que fait également l'enseignant. "Aidé par un héritage et un patrimoine immobilier et mobilier, un individu peut effectivement devenir millionnaire en quarante ans environ. On observe d'ailleurs une très forte concentration du capital qui va en ce sens", souligne-t-il. "En 2014, les 10% les plus riches captaient un tiers du revenu national avant impôt, d'après le dernier rapport mondial sur les inégalités. Ce qui corrobore avec les observations de Thomas Piketty, notamment", précise encore l'économiste.

Devenir millionnaire en France : à quel point la richesse génère-t-elle de la richesse ?

Si le nombre de millionnaires a littéralement bondi en un an, comme le rappelle le journal régional Sud Ouest, C'est peut-être justement parce que l'argent en appelle à l'argent. C'est l'une des conséquences de l'effet Matthieu qui désigne un ensemble de mécanismes favorisant les privilégiés au détriment de tous les autres.

"Les inégalités sont toujours multidimensionnelles. Cela signifie qu'un individu bien loti cumulera les avantages tandis qu'un autre moins bien né additionnera les poids et les obstacles à surpasser", résume Frédéric Farah.

"Les mécaniques inégalitaires continuent très largement à oeuvrer en France. L'exemple des grandes écoles est particulièrement parlant : leur réelle valeur se limite avant tout à leur réseau — c'est à dire aux anciens élèves qui ont étudié entre leurs murs. C'est eux qui permettent ensuite d'accéder au marché du travail caché et donc, à terme, d'obtenir de meilleurs emplois, mieux rémunérés", assène l'économiste.

Ces avantages ne s'arrêtent d'ailleurs pas là : une carrière fulgurante, largement facilitée par l'appartenance à une classe sociale dominante et la possession préalable d'un capital sont autant de relais qui permettent davantage d'ambitions en terme de prétentions salariales, par exemple.

"Le champ social est le lieu d'une bataille pour le pouvoir de faire et le pouvoir sur les autres. Parce que les plus fortunés possèdent le capital symbolique et culturel en France, ils sont en mesure d'imposer une vision politique du monde qui est à leur avantage", s'indigne l'enseignant.

"Depuis des années déjà, c'est la TVA qui remplit le plus les caisses de l'Etat. Or, il s'agit d'un impôt proportionnel, ce qui signifie qu'il est payé de la même façon par le riche ou le pauvre, l'actif ou le retraité. Il est, par conséquent, nettement plus favorable aux Français qui ne sont pas vulnérables", illustre l'économiste pour qui le modèle de société capitaliste profite mécaniquement aux plus forts. "A la fin des années 1950, il fallait 30 ans à un ouvrier pour rattraper le niveau de vie d'un cadre. Aujourd'hui il lui en faut 150", se désole-t-il encore.

Devenir millionnaire en France : sans parler d'héritage, quid du mérite ?

Si l'héritage joue indéniablement un rôle dans l'accession à la richesse, n'y a-t-il pas une certaine part de mérite ? Que dire des Steve Jobs et compagnie qui auraient supposément débuté dans leur garage ? Une "chimère" voire un "story-telling dangereux" selon Frédéric Farah.

"La méritocratie n'est rien de plus qu'un cache-misère idéologique pour légitimer les inégalités. On entretient aujourd'hui l'illusion libérale qui voudrait que la réussite dépende d'un individu et de ses seules capacités. C'est bien le problème du libéralisme : il refuse de penser le succès en articulation avec des structures collectives", lance d'ailleurs l'économiste affilié au PHARE.

En s'appuyant sur les travaux du sociologue Robert Castel, qui montre que chaque individu repose sur des supports structurants – que peuvent être la famille ou le travail, par exemple –, l'économiste l'assure : on ne peut pas isoler une personne de son héritage. "Il n'est pas uniquement question d'héritage financier mais aussi d'héritage social et culturel. Séparer l'individu de cet ensemble qui le façonne est une fiction", juge-t-il.

La notion de méritocratie lui apparaît d'autant plus dangereuse qu'elle repose sur "l'idéologie du don" qu'avait d'ailleurs définie le célèbre sociologue Pierre Bourdieu. "Pour légitimer le joug de quelques uns sur tous les autres, et tous les avantages que peuvent en tirer ces quelques uns, le libéralisme rend naturel ce qui est social. Pierre Bourdieu avait tout à fait raison quand il disait que la sociologie est un sport de combat et qu'il fallait mettre à jour la domination pour aller contre elle", poursuit le professeur à l'université Panthéon-Sorbonne.

"Robert Castel définissait la propriété des non-propriétaires comme un ensemble de droit sociaux constituant la protection sociale. Leur patrimoine à eux, c'est donc la dépense publique. Chaque fois qu'on s'y attaque et que l'on décrit la situation des plus vulnérables comme la résultante de leur action, on fait deux choses : culpabiliser les catégories populaires et mener une véritable guerre de classe", souligne l'enseignant-chercheur.

Devenir millionnaire en France : un diplôme garantit-il la richesse ?

Indéniablement, les jeunes générations sont statistiquement plus diplomées que celles de leurs aïeuls. L'Observatoire des séniors, en se basant sur sur les informations de l'Insee, faisait déjà ce constat en 2014. Aussi, quand on sait que la plupart des jeunes gens favorisés sortent de grandes écoles Françaises, la question se pose nécessairement : un diplôme est-il suffisant pour prétendre à la fortune ? Pas nécessairement.

"Indéniablement, la démocratisation de l'école a permis une certaine mobilité sociale. Et si le diplôme protège sans nul doute son ou sa propriétaire, on constate un phénomène de déclassement avéré. C'est le paradoxe d'Anderson : on produit davantage de fort niveaux de qualification que d'emplois équivalents. Nécessairement, cela implique un ralentissement – voire un arrêt total – de l'ascenseur social", explique Frédéric Farah.

D'autant plus que "la composition des grandes écoles faisant la belle part aux capitaux déjà établis, il est très difficile pour un individu non favorisé de les intégrer. Mécaniquement, cela signifie que ces diplômes reviennent en majorité à des Français déjà avantagés", poursuit l'économiste. Particulièrement quand certains bénéficient d'un logement et n'ont pas non plus à travailler en plus de leurs études pour pouvoir les payer…

Devenir millionnaire en France : une bonne gestion de l'épargne pour réussir ?

Les nombreux tutoriels, comme celui d'Atlantico, invitant à "l'acte de foi" ou au "lâcher prise" pour devenir riche ne seraient pas nécessairement plus pertinents. "Assumer vouloir devenir riche ou penser différemment ne suffisent pas pour devenir millionnaire. Ils entretiennent le même mirage que celui de l'ascension sociale par le football. Bien sûr, en soi c'est possible… Mais cela concerne une infinie minorité d'individus", alerte l'enseignant-chercheur.

"Là encore, on retrouve des discours qui viennent individualiser la réussite. C'est intéressant de le noter car tout cela témoigne de la façon dont une certaine bourgeoisie utilise ce discours individualisant pour rejeter la faute sur des personnes plutôt que des mécanismes structurants", critique l'économiste. Non sans rappeler que ce même groupe est le seul à avoir gardé à l'esprit son appartenance de classe....