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Des juges à part entière, qui sont pourtant… de simples citoyens. C’est le principe, prévu par le droit français, du "jury populaire”, qui siège en cour d’assises, c’est-à-dire, lors des procès en matière de crimes. En première instance, ils sont 6, accompagnés de 3 magistrats, à former ce jury original. En appel, ils sont 9, et toujours autant de juges.
N’importe quel Français inscrit sur les listes électorales peut être tiré au sort, à tout moment, pour s'asseoir à son tour dans le prétoire.
A quoi ressemble cette expérience hors du commun ? Pierre-Marie Abadie l’a vécue il y a une dizaine d’années, et il en a fait un livre, Juré d’assises: Témoignage d'une expérience citoyenne et humaine (ed. L'Harmattan).
Il a d’abord été convoqué au tribunal de son département, un matin, par un courrier précisant que s’il ne se présentait pas, il s’exposait à une amende… de 3750 euros. La justice n’accorde, en règle générale, des dérogations que lorsque le citoyen souffre de graves problèmes de santé, nous précise Pierre-Marie.
Mais sur place, le jour J, il n’est pas encore assuré de participer aux "festivités".
"Il y a tout de même quatre tirages au sort qui sont effectués avant d’être retenu comme juré, nous explique t-il. Le dernier a lieu en séance, à l’ouverture du procès. Le président de la cour pioche des numéros, comme au loto, et chaque numéro correspond à un juré. Celui-ci peut ensuite être révoqué, par le Procureur ou la partie civile, sans qu'ils aient besoin de le justifier”.
Pierre-Marie Abadie, juré d’assises : "J’étais abasourdi d’avoir été choisi”
Résultat : 35 jurés sont retenus, ainsi que 10 remplaçants, pour la durée de la session d’assises. Les autres doivent rentrer chez eux.
Lorsque son nom est choisi, Pierre-Marie n’en revient pas. "J’étais stupéfait, car je pensais vraiment que j’allais être récusé, du fait de mes études en droit. Mais ma licence ne m’a pas beaucoup servi en réalité…”
Au milieu de ses collègues jurés, encore plus ignares que lui, Pierre-Marie Abadie fait pourtant rapidement figure de référent. "Je leur ai expliqué le rôle des magistrats, le parquet et son indépendance, et d’autres grandes notions que j’avais. Mais le juré n’est absolument pas formé, ce qui est très compliqué. On débarque comme un taureau dans l’arène, sans préparation aucune, alors qu’on va vivre des heures très chahutées”, se souvient l’ancien juré.
Pierre-Marie Abadie, juré d’assises : "Jamais je n’avais entendu autant de cris de haine”
Pour pouvoir assister à la session, qui va durer près de trois semaines et voir défiler trois procès, dont deux pour "viol” et un pour "assassinat”, Pierre-Marie a dû amménager son emploi du temps.
"Professionnellement, on est indemnisés, à hauteur de plus d’une centaine d’euros par jour de procès. Et un patron ne peut s’opposer à ce que son employé siège. Mais c’est du côté de la vie de famille que cela a été le plus compliqué pour moi…”, nous confie t-il.
En effet, chaque soir, en rentrant du tribunal, et jusqu’à l’annonce du verdict de chaque affaire, Pierre-Marie Abadie est tenu au silence.
Vous avez des émotions très fortes, vous vivez des choses que vous ne pouvez absolument pas partager… C’est très difficile. - Pierre-Marie Abadie, ancien juré d’assises
Dès le premier jour d’audience, il se sent comme à l’écart dans la salle d'audience. "J’avais l’impression d’être un passager clandestin, en apnée, et que je pouvais même faire une bêtise… On se sent illégitime et impressionné dans cette assemblée, où on ne connaît personne mais où tout le monde se connaît, les magistrats, les avocats…”, souffle-t-il.
Au fil des jours, toutefois, les hommes et femmes de loi qui entourent le jury parviennent à les mettre à l’aise, et à leur expliquer le fonctionnement des débats, au rythme des pauses cafés.
Pour Pierre-Marie Abadie, la cour d’assises, c’est aussi "un espace de souffrance et de détresse immense”.
Jamais je n’avais entendu autant de cris de haine, d’amour, autant de révélations terribles… Et vous êtes tétanisés parce qu’il y a une sorte d’exhibition épouvantable, et je me suis dit : mon Dieu, je ne voudrais pas être à la place de l’accusé, qui est mis à nu. On voulait d’ailleurs que ce dernier était encore plus perdu que nous. - Pierre-Marie Abadie, ancien juré d’assises.
Pierre-Marie Abadie, juré d’assises : "Il y a toujours une part de doute”
L'ancien juré a également été marqué par l a souffrance des parties civiles. "Elles s’expriment crûment, sans tous les codes de la société qui n’existent pas dans la cour d’assises. C’est très fort.”
Psychologiquement, la traversée de ces trois semaines de procès criminels est une épreuve pour Pierre-Marie, qui confie avoir fait de nombreuses nuits blanches.
Surtout qu’à la fin de chaque procès, c’est au jury seul que revient la lourde tâche de juger. Il doit se prononcer sur la culpabilité de l’accusé, mais aussi sur sa peine.
"On se retrouve dans une salle fermée à clé, gardée par un policier, et c’est un vase clos terrible dont rien ne doit sortir, bien heureusement d’ailleurs”.
Ces fameuses délibérations peuvent durer des heures, selon les affaires. Quoi qu’il en soit, "en cour d’assises, tous les procès sont compliqués, et aucun ne ressemble à un autre”, ajoute Pierre-Marie Abadie, qui garde un vif souvenir de la salle du délibéré ou ses camarades jurés et lui-même ont dû débattre du sort d’un inconnu.
"Il y a un premier tour de table, où l’on doit se prononcer sur la culpabilité, et écrire "oui” ou "non” sur un petit bout de papier. Pour que l’accusé soit reconnu coupable, il faut que 7 jurés sur 9 (6 populaires et 3 magistrats) aient écrit "oui’. Mais c’est pour déterminer la peine que les débats sont les plus longs” - Pierre-Marie Abadie, ancien juré d’assises.
A ce titre, l'ancien juré assure qu’il subsiste toujours une part de doute. "Car, dans un procès, vous entendez tout et son contraire, plein d’arguments à charge, plein d’arguments à décharge, et le doute persiste et persiste… Mais heureusement, quelque chose de magnifique existe : l’intime conviction, un concept de liberté incroyable”, énonce t-il.
Chaque juré d’assises peut être à nouveau tiré au sort au bout de cinq ans.
Cette expérience, Pierre-Marie Abadie y repense très souvent, même une dizaine d’années plus tard.
"Grâce à ce rôle de juré, j’ai acquis plus de tolérance, plus d’humanité. Vous vous apercevez que lorsqu’il y a passage à l’acte, ça peut être monstrueux, et ça l’est, mais derrière, il y a souvent un complexe, un traumatisme, et il faut essayer de le comprendre avant de juge r, ce qui n’est pas non plus facile…”, ajoute l’ancien juré. Et de poursuivre : "Et puis, je me dis souvent : ‘qui suis-je pour avoir jugé alors que l’accusé n’a pas eu la même vie que moi ?’"
Participer à un procès d’assises en tant que membre du jury populaire a aussi été l’occasion, pour lui, de témoigner au plus près du fonctionnement de la justice. "On fait partie de la cour, on voit comment la machine judiciaire fonctionne, mais elle est assez effrayante”, expose Pierre-Marie Abadie, qui sait désormais que chacun peut se retrouver, un jour, d’un côté ou de l’autre de la barrière qui sépare l’accusé des parties civiles…