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Prise en charge de tous les salariés au chômage partiel, dotations exceptionnelles pour soutenir les personnels médicaux et paramédicaux, fonds de solidarité en faveur des petites entreprises... Quand il est question de lutter contre le coronavirus Covid-19, l'État n'a pas peur de mettre la main à la poche. Il se fait même très généreux, rappelle La Tribune, qui calculait récemment le coût global de l'épidémie. Et, à en croire les annonces répétées par le gouvernement, la France mobilise des milliards d'euros pour protéger ses citoyens. Pour l'hôpital public, par exemple, l'exécutif a décidé de débloquer quelques 6 milliards. Une somme considérable, mais qui demeure moins élevée que celle consacrée au paiement des Français que le virus force à l'inactivité. La somme de tous ces émoluments s'élève en effet à plus de huit milliards. En tout et pour tout, d'après Gérald Darmanin, le plan d'action contre le coronavirus pourrait coûter plus d'une centaine de milliards d'euros, indique Capital.
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Une telle abnégation de la part de l'État, qui a aussi annoncé un report de ses recettes pour ne pas accabler d'impôts les Françaises et les Français – est d'autant plus surprenante qu'elle tranche radicalement avec le logiciel idéologique du couple présidentiel. Assez pour engendrer d'importantes tensions au sommet, entre l'Élysée et Matignon : le soudain virage entrepris par Emmanuel Macron jure peut-être un peu trop avec le rigorisme de l'ancien pupille d'Alain Juppé. Il n'est d'ailleurs pas le seul à s'en inquiéter ! Dans les colonnes de Challenges, l'économiste François Ecalle, spécialiste des finances publiques, rappelle combien la dette publique explose. D'ici la fin de l'année en cours elle pourrait même atteindre 115% du PIB...
Pour autant, c'est loin d'être la seule question que pourrait soulever cet étonnant changement de modèle opéré par le chef de l'État. En effet : si la France est en mesure de mobiliser de telles ressources financières, pourquoi ne l'a-t-elle pas fait quand il s'agissait d'investir "dans les entreprises stratégiques", comme l'a déclaré le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire dans Les Echos ? Pourquoi ne pas avoir cherché à moderniser des infrastructures qui en aurait eu cruellement besoin auparavant, comme cela peut-être le cas du système de santé, mis à rude épreuve par le Covid-19 ? Ce n'est pas comme si ce mal-être datait de la pandémie : en 2018, Slate comme Le Point s'interrogeaient déjà sur la question. Même constat en 2017, rapportait encore l'hebdomadaire. En 2015 aussi, Marianne soulevait la question de l'évolution des pratiques managériales du secteur. Le problème ne date pas d'hier.
La France se serait-elle soudainement dotée d'un trésor susceptible de l'aider à affronter l'épidémie ? Ou déjà par le passé aurait-elle pu adresser certains des soucis que l'on connaît aujourd'hui ? Pour Frédéric Farah, professeur de sciences économiques et sociales, chercheur affilié au Laboratoire PHARE de la Sorbonne (Paris) et chargé de cours à la Sorbonne Nouvelle, la réponse est claire. Explications.
D'où vient l'argent investi contre le coronavirus Covid-19 ?
"L'argent débloqué par l'État n'a absolument rien de magique : il provient des marchés financiers. Cela veut dire que la France s'endette pour financer toutes les démarches engagées pour lutter contre la pandémie", explique d'abord l'économiste marqué à gauche, avant de rappeler qu'il aurait techniquement été possible de faire autrement. "C'est un choix politique. Si Emmanuel Macron l'avait voulu, il aurait pu procéder différemment. Il eut été possible, par exemple, de revoir la fiscalité et de s'appuyer sur les prélèvements obligatoires. Pourquoi ne pas rétablir – exceptionnellement, au moins – l'impôt de solidarité sur la fortune, revenir sur cette usine à gaz que représente le CICE ou raboter certaines des niches fiscales ? Plus que jamais, il aurait été logique de demander à ceux que la politique du président favorise de contribuer à l'effort collectif", assène encore le chercheur. Des solutions qui, de toute évidence, n'ont pas trouvé grâce aux yeux de l'exécutif.
"Passer par les marchés financiers en ce moment s'avère heureusement peu coûteux. Les taux d'intérêt sont bas – négatifs même. Et cela n'a rien d'étonnant", nuance cependant le co-auteur de TAFTA : l'accord du plus fort et de Introduction inquiète à la Macron-économie, deux ouvrages rédigés avec Thomas Porcher. Selon lui la situation peut être profitable si bien utilisée, certes, mais elle illustre aussi un grave problème dans la gestion des ressources à échelle française, sinon européenne. "Si les taux d'intérêt sont négatifs, c'est parce qu'ils résultent de la rencontre entre des agents à capacité de financement et des agents à besoin de financements. Les deux partis négocient et s'accordent sur un prix, le taux d'intérêt. Actuellement, et c'est le cas depuis des années, des montagnes de liquidités sont disponibles, proposées par les banques ou issues de l'épargne. Mais la France n'en utilise que peu. Concrètement, cela veut dire qu'une somme considérable des moyens ne sont pas alloués", détaille le professeur en sciences économiques.
C'est que, rappelle-t-il, le contrôle des investissements et de la dépense publique répondent avant tout à des objectifs idéologiques... Pas de quoi avoir peur du taux d'endettement français, donc ?
Faut-il vraiment avoir peur de la dette publique ?
Il évoque un déficit public de plus en plus "impressionnant". Le ministre de l'Action et des Comptes publics, Gerald Darmanin, a récemment annoncé un potentiel "troisième budget rectificatif", non sans évoquer une forte hausse de la dette publique, qui gonfle d'environ 30% en un mois. Un montant "jamais atteint depuis la seconde guerre mondiale", assure le transfuge de la droite, dont les propos sont repris par Capital. Mais y a-t-il vraiment matière à s'inquiéter ? Potentiellement mais pas nécessairement, estime Frédéric Farah dans nos colonnes.
"Économiquement parlant, le véritable enjeu ce n'est pas le montant de la dette : c'est comment on la finance. Il n'y aucun consensus permettant d'affirmer qu'une dette de 90% du PIB serait intrinsèquement meilleure qu'une dette de 130% ou 150% du PIB", estime en effet le chercheur. "Par ailleurs, n'oublions pas que la dette publique est moins élevée que la dette privée, qui correspondait, avant même le coronavirus, à 128% du PIB", rappelle encore l'économiste.
Et lui de tempérer les inquiétudes potentielles : "La dette publique correspond en effet à 115% du PIB. Pour autant, et malgré tous les défauts que peut avoir ce modèle, il faut rappeler qu'il s'agit de la dette brute, calculée telle que l'impose le traité de Maastricht. Ce n'est donc pas la dette nette, qui correspond à la dette brute moins les actifs de l'Etat. Lesquels ne peuvent de toute façon pas être cédés". Selon l'enseignant, il faut donc relativiser l'exactitude d'une telle rhétorique sans pour autant tomber dans l'acceptation de la marchandisation de certains actifs essentiels de la nation.
La France, un pays riche qui, lentement, s'appauvrit ?
Il n'empêche ! Le Mouvement des entreprises de France (MEDEF), comme d'autres acteurs économiques et politiques, n'a de cesse de dénoncer l'appauvrissement de l'Hexagone. En mars 2017, l'organisation de patrons s'alarmait d'ailleurs de l'indifférence avec laquelle l'économie française s'enfonçait. Une occasion de plus pour réclamer de nouveaux avantages : baisses de charges pour les entreprises, diminutions des prélèvements pour regonfler les marges, simplification du code du travail et, de façon globale, accorder une plus grande marge de manœuvre aux sociétés financières...
Pourtant, le discours est malhonnête assure Frédéric Farah. "En 2017, le patrimoine globale de la nation française s'élevait à environ 14 000 milliards d'euros, d'après l'Insee. En 2018, il était de 15 482 milliards d'euros, ce qui correspond à 8 fois le produit intérieur net de l'année. Dès lors, il est compliqué d'affirmer que la France s'appauvrit...", souligne en effet l'économiste. Et lui de poursuivre : "Ne perdons pas de vue que le patrimoine global du pays constitue un stock tandis que le PIB est un flux. Il est faux de dire que le produit intérieur brut représente la richesse du pays : il correspond plus à un salaire qu'à un compte en banque. Au final, c'est l'addition des flux qui constitue le patrimoine".
"La France est un pays qui dégage des excédents. Preuve en est, en moyenne, les ménages épargnent 16% de leurs revenus. Cela signifie donc que, collectivement, nous en sommes en mesure de couvrir nos besoins. Il faut arrêter de dire que le pays vit au dessus des ses moyens : il vit en vérité en dessous de la cadence qu'il pourrait théoriquement supporter", affirme encore l'enseignant-chercheur. "Le problème ne vient pas de la production, il vient bien de la répartition des richesses que nous accumulons", assène-t-il ensuite.
Pour le spécialiste qui enseigne à la Sorbonne, le postulat du Medef n'a rien de neuf. Il correspond à ce qu'avançait déjà l'essayiste Nicolas Baverez dans son ouvrage La France qui tombe : un constat clinique du déclin français, publié en 2003. "Indéniablement, certaines Françaises et certains Français s'appauvrissent. Cela ne fait aucun doute. C'est le cas des ouvriers, des employés, d'une partie des classes moyennes. Les précaires sont de plus en plus précaires. Mais cela ne vient pas d'un appauvrissement généralisé du pays, bien au contraire. C'est la conséquence directe des politiques appelées de ses vœux par le grand patronat qui a érodé la capacité de ces populations à récupérer la richesse que produit la nation. Elles ont fragilisé leur position dans le rapport de force, affirmant en revanche celui d'une certaine bourgeoisie. Elles ont fait peser sur eux des dépenses contraintes de plus en plus lourdes... Leur paupérisationn'a rien d'un hasard. Elle a été méticuleusement organisée", s'indigne l'économiste.
Et lui de citer le chômage de masse, la mise en concurrence avec les autres salariés européens et ceux de "l'armée de réserve" que peuvent constituer les travailleurs moins bien payés – mais pas moins exploités – issus des pays émergents, la "spéculation folle" qui gonfle sans cesse les prix de l'immobilier... "Toutes ces orientations ont été promues par le grand patronat et des élites administratives qui vantent encore les mérites du marché libre et de la mondialisation sur le plan économique. Cela n'est pas une fatalité : c'est un choix éminemment politique. N'oublions pas qu'en parallèle, certains bénéficiaient d'une fiscalité particulièrement favorable, protégés par les boucliers Villepin et Sarkozy et se sont donc largement enrichis", affirme une fois de plus le professeur pour qui faire porter la faute aux acquis sociaux et aux 35 heures relève purement et simplement de l'escroquerie. "C'est une forfaiture. L'appauvrissement des précaires est incontestable, de même que peut l'être la perte de souveraineté industrielle du pays. Mais le jour venu, il faudra se rappeler qui l'a décidé. Cela n'a rien d'un ordre du monde inéluctable ou d'un décret divin", estime le scientifique.
Ce que l'Etat aurait vraiment dû faire avec cet argent
"L'argent que mobilise aujourd'hui l'Etat aurait pu l'être bien avant, et in fine, cela aurait probablement coûté moins cher", estime d'entrée de jeu Frédéric Farah pour qui la véritable incurie financière consiste à réparer tant bien que mal les trous du système plutôt qu'à les prévenir. Et lui de rappeler, en préambule : "Le déficit français est réel, mais il ne vient pas d'un trop plein de dépenses. Le problème est ailleurs, du côté de nos recettes. Oui, l'État central s'est volontairement appauvri, au sens où il s'est débarrassé de certains de ses outils d'action. Cela ne signifie pas que la France elle-même est plus pauvre".
Quand il s'agit de repenser les investissements que les précédents gouvernants auraient dû réaliser, le chercheur a quelques idées. Il les expose pour Planet.
"Il aurait fallu se concentrer sur les secteurs clefs, et commencer à mon sens par l'hôpital. Depuis 30 ans les budgets stagnent, le nombre de bâtiments baisse et dans ces derniers la capacité d'accueil chute. Les salaires sont gelés. La situation actuelle illustre bien le propos de Pierre Bourdieu, qui parlait d'une mauvaise économie libérale, poussant à la réduction des dépenses sociales mais s'avérant à terme plus coûteuse. Et pour cause ! Elle engendre du chômage, de la précarité, et au final les sommes à mobiliser pour remettre à niveau coûtent plus cher que la maintenance. Dans le cas présent, la perte n'est pas seulement financière, elle se chiffre aussi en vies humaines", commence l'enseignant.
Il évoque également l'université, "au bord du craquage". "Après tout, il ne s'agit que de dispenser à nos étudiants un savoir de qualité et les aider à préparer leur futur", ironise-t-il. Sans oublier, bien sûr, la transition écologique et les opérations de rénovation des logements français. "Il faut aussi mettre en chantier d'autres habitations pour s'assurer des capacités d'accueil pertinentes au regard de la crise du logement dans l'Hexagone", ajoute-t-il avant d'évoquer la recherche. "On aurait pu reconstituer un véritable pôle de R&D, réhabiliter des agences scientifiques comme le CNRS... Il y a tant à faire", explique encore le scientifique pour qui ces quelques pistes auraient pu "remettre la nation sur la bonne voie". Dont acte.