Drôles, poignantes et parfois cultes : découvrez les anecdotes d’un croque-mort !abacapress
Dans "Mes sincères condoléances" (éd. L'Opportun), Guillaume Bailly raconte le meilleur comme le pire des anecdotes d'un croque-mort. Extraits.

EXTRAIT - PAS DE RESEAU - (Une lettre adressée à un croque-mort)

Monsieur le Directeur,

Vous avez enterré mon oncle la semaine dernière. Il a reposé jusqu’à ses obsèques dans votre chambre funéraire. Tata avait demandé une présentation en cercueil ouvert. Juste avant la fermeture du cercueil, nous avons dû faire un bisou à Tonton. C’est une tradition familiale qui remonte à longtemps. Je pense que ce n’est pas très hygiénique, mais je n’avais pas envie de me fâcher avec toute la famille.

En me penchant, mon téléphone portable est tombé dans le cercueil. Je ne m’en suis pas rendu compte de suite, parce que maman avait exigé que je l’éteigne et donc je n’étais pas surpris de ne pas recevoir d’appels.

J’ai cherché mon téléphone partout. C’est un iCrumble 6 de 5,5 pouces avec toutes les options, et toutes les applis que j’ai téléchargées, il y en a pour 1 000 euros ! Heureusement que Tonton ne voulait pas être crématisé.

Vidéo du jour

C’est pour ça que je pense qu’il est tombé dans le cercueil de Tonton.Ça serait bien si vous pouviez me le récupérer rapidement, parce que je continue de payer mon forfait.

Merci.Signé : Monsieur Chombier

La réponse du directeur

Monsieur Chombier,J’ai bien pris note de votre demande.La loi nous interdit d’ouvrir un cercueil durant cinq ans après sa fermeture.

Le moment venu, vous pourrez, si vous le souhaitez, nous demander de vous faire un devis pour le démontage/remontage du monument, le creusement, l’exhumation, la  réinhumation, le remplacement éventuel du cercueil ou la réduction de corps. La mairie nous demanderait peut-être la raison de cette opération : à votre place, je trouverais un prétexte un peu plus respectueux. Il m’est avis que le rachat, dès à présent, d’un téléphone neuf serait une solution moins onéreuse.

Veuillez agréer, Monsieur Chombier, mes salutations.Signé : Le DirecteurNote : j’ignore ce qui s’est passé ensuite. Et je ne sais pas non plus si l’oncle a du réseau, là où il est.

EXTRAIT 2 - AU SUPERMARCHE

Après avoir tourné un long moment, l’homme trouva enfin une place sur le parking du supermarché, ferma sa voiture et se dirigea vers l’entrée du magasin. Les deux premiers emplacements étaient vides de chariots, mais il n’en avait pas besoin : cela lui indiquait juste que le supermarché serait bondé. Cela ressemblait bien à sa femme : elle l’avait appelé au travail, juste avant qu’il ne parte.

— Tiens, je me demandais si ça te ferait plaisir, descrêpes, ce soir.

Bien sûr que ça lui ferait plaisir ! C’était son plat préféré,les crêpes.

— Je sais. J’avais envie de crêpes, et les enfants aussi.Tout le monde était heureux, et c’était bien.

— Simplement… je me suis rendu compte qu’il me manquait des oeufs. Ça ne te dérange pas d’aller en chercher, n’est-ce pas ? Ah ! de l’andouille et du cidre, aussi !

Il aurait dû voir le coup venir. Sa femme savait pertinemment qu’en bon Breton, il vénérait les crêpes. Elle se serait contentée d’en faire sans rien lui demander, en le sachant heureux, si elle n’avait pas eu besoin de quelque chose. Et si elle n’y était pas allée elle-même, c’était simple : on était vendredi soir, en début de mois. Les gens partaient en week-end, le réfrigérateur rempli grâce aux paies fraîchement arrivées. C’était la pire journée pour aller faire des courses. Pour le directeur de supermarché, la meilleure, pensa l’homme.

Il mit la main sur un panier, passa au rayon traiteur prendre l’andouille, au rayon alcools le cidre, et termina par les oeufs. Satisfait, il retourna vers les caisses. Bondées, évidemment. Même celle destinée aux personnes qui achetaient moins de dix articles. La caissière était occupée à expliquer à une retraitée que, non, elle n’avait pas compté mais que son chariot regorgeant de victuailles contenait manifestement plus de dix articles. Et les palabres s’éternisaient. La caissière avait des consignes, et elle ne lâcheraitrien devant la retraitée.

— Vous !C’était un cri. Il porta d’un bout à l’autre de l’immensemagasin.— Vous ! 

Une petite femme d’un âge indéfinissable, au visage marqué et aux cheveux gris coupés court en bataille venait de pousser ce cri. Elle avait le regard rivé sur l’homme. Celui-ci, cramponné à ses oeufs, son cidre et son andouille, se demandait ce qu’on lui voulait. Avait-il déjà vu cette femme auparavant ? Il voyait tellement de visages passer.

— Lui ! cria-t-elle en prenant la foule à témoin. Cet homme a tué mon bébé ! Assassin !Elle sanglotait désormais.

— Il a détruit mon enfant !L’homme était figé sur place. Autour de lui, attirée par les cris, la foule se resserrait. Un assassin d’enfants ? Les mères s’éloignaient déjà avec leurs enfants, tandis que les pères, hostiles, s’approchaient. Personne ne savait ce dont il s’agissait, mais tous étaient déjà bien décidés à lyncher ce pédophile. Car c’en était un, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que ça pouvait être d’autre ?

Il vit avec soulagement les agents de sécurité arriver, suivis de près par trois policiers en uniforme. La police ? Un équipage était déjà sur les lieux, par hasard, pour une autre affaire. Ils avaient bondi de leur chaise quand on leur avait dit qu’un assassin d’enfants venait d’être identifié à la caisse du magasin.

Ils eurent toutes les peines du monde à ramener un peu de calme. Dans un silence relatif, ils parvinrent tout de même à interroger la dame. Accusait-elle cet homme d’avoir assassiné son enfant ?

— Oui, il a détruit mon bébé.Elle semblait proche de la folie, sa voix se brisait dans des sanglots déchirants.

L’homme voyait-il de quoi elle parlait ?— Oui, je pense.

Silence total. Ce n’était pas la réponse attendue. Pas de dénégations. L’homme, très pâle, au bord du malaise, avait confirmé. Il poursuivit :— Je travaille au crématorium. Je pense que j’ai dû m’occuper du bébé de Madame.Elle, recroquevillée dans un coin, sanglotait. Elle se souvenait bien de lui : il avait brûlé son bébé.

Les pompiers la conduisirent à l’hôpital psychiatrique. Il rentra chez lui. Il m’a raconté cette histoire quelques années plus tard, au crématorium. Je n’ai pas pensé à lui demander si, en partant, il avait pris ses oeufs, son cidre et sa charcuterie. Quelque chose me dit que non. On peut facilement imaginer à quoi il pense désormais, quand il mange une crêpe à l’andouille, et supposer que ce n’est plus son plat préféré.

EXTRAIT 2 - AU SUPERMARCHE