« On ne s’habitue jamais à ce qui est atroce » : les confidences du Dr. Michel Debout, médecin légisteIstock
INTERVIEW. C'est l'une des spécialités les plus méconnues, et les plus intrigantes de la médecine moderne : la médecine légale. Dans les enquêtes criminelles, c'est une étape essentielle, qui révèle parfois le pire. Mais le travail d'un légiste ne se résume pas à l'autopsie. Pour le Dr. Michel Debout, auteur du « Journal incorrect d'un médecin légiste » (ed. de l'Atelier), cette discipline relève même bien plus du « vivant » que du « mort ». Il s'est confié, pour Enquêtes de vérité, sur son exercice délicat d'une pratique parfois taboue.
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Il est celui qui dissèque, qui autopsie, qui prélève, qui scrute la mort, en quelque sorte. Le médecin légiste jouit, dans l’imaginaire collectif, d’une réputation pour le moins… morose. Pourtant, son rôle est essentiel, et l’exercice de cette spécialité défie, dans les faits, de nombreux clichés.

Le légiste n’est pas un homme au visage forcément pâle, errant dans les couloirs de la mort et devenu insensible aux odeurs, aux souffrances, au macabre. La discipline est certes, sollicitée par la justice pour réaliser une autopsie en cas de décès d’origine criminelle, mais aussi pour constater des violences sexuelles, des coups et blessures, un suicide…

Et ce métier existe depuis l’Antiquité. Dans la Rome Antique, un « médecin de forum » était chargé de lever le corps des défunts et d’expliquer, sur la place publique, les causes de leur mort.

Depuis, la pratique a bien évolué. Aujourd’hui, la médecine légale s’exerce avec un équipement technologique de pointe, une déontologie rigoureuse… Et une bonne dose d’humanité.

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Le Dr. Michel Debout exerce la médecine légale depuis plusieurs décennies au C.H.U de Saint-Etienne. Il est aussi psychiatre, expert judiciaire près de la cour d’appel de Lyon, et engagé sur de nombreuses questions en lien avec les violences.

Dr. Michel Debout, médecin légiste : « l’aspect psychologique est très important « 

Il raconte son expérience et ses combats dans un livre, Journal incorrect d’un médecin légiste, publié en 2021 aux éditions de l’Atelier. Il a accepté de répondre à nos questions.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir légiste ? Ou était-ce un hasard ?

Dr. Michel Debout : C’est un peu les deux, à vrai dire. Je n’ai pas choisi d’être légiste, j’ai choisi d’être médecin, tout simplement. A la fin de mes études, j’hésitais entre plusieurs orientations, et j’ai complété ma formation de médecin du côté de la psychologie, avec un doctorat, et du côté du droit, avec une autre formation.

Je n’avais pas encore choisi une orientation définitive, et puis, j’ai connu professeur de médecine légale à Lyon, mai 68, qui m’a beaucoup inspiré. J’ai compris que la médecine légale correspondait à peu près à l’avenir que j’envisageait dans mon travail. Cette discipline est à la croisée de beaucoup de champs de la médecine. Contrairement à ce que l’on croit, ça n’est pas du tout réduit à la médecine des morts, c’est une médecine ouverte sur la société, sur les rapports humains, et lorsqu’ils dérivent dans la violence. C’est cela qui rend la spécialité très intéressante.

Concrètement, quel est le rôle d’un médecin légiste ? Comment se déroule son travail ?

Il y a une image très réductrice du médecin légiste dans la culture populaire, on imagine que c’est celui qui est sur la scène de crime pour examiner le corps des personnes décédées, éclairer la justice sur les causes de sa mort. Dans les séries policières, c’est souvent un personnage secondaire.

Mais en réalité, le médecin légiste, c’est avant tout le médecin qui se spécialise dans les violences, et tous leurs effets, qu’ils soient physiques ou psychologiques, et qu’il s’agisse de violences accidentelles, criminelles, ou encore suicidaires.

Il y a les violences qui entraînent la mort, mais bien heureusement aussi, il existe beaucoup plus de violences qui laissent la vie.

L’aspect psychologique est très important : il y a donc toute une partie du travail du légiste qui a trait à la santé psychologique.

Enfin, on s’intéresse aussi aux auteurs de violence, en se posant cette question : pourquoi quelqu’un est amené à tuer, à violer, à détruire ? C’est un apport de la psychologie humaine, rattaché à une réalité sociale, à un aspect sociologique indéniable.

Dr. Michel Debout, médecin légiste : « Les crimes très violents sont souvent liés à une personnalité psychotique »

Concernant cet aspect psychologique, chez les criminels, existe-t-il des éléments concrets dans l’examen d’un corps qui vous permettent d’en savoir plus sur les auteurs ?

Dr. Michel Debout : Oui, il y a le mode, les caractéristiques mêmes de la violence. Elles révèlent largement la psychologie de l’auteur. Par exemple, les crimes très violents, mutilants, sont souvent liés à des auteurs ayant une personnalité psychotique, voire schizophrénique. On peut aussi savoir, à travers l’examen des blessures, si celles-ci résultent d’une violence défensive, ou gratuite.

En examinant encore on peut se faire une idée des conditions du crime : éliminer quelqu’un par vengeance, ou pour le voler, ou simplement pour le faire souffrir, ça ne se traduit pas de la même façon dans les actes. C’est un panel de situations qui peuvent être révélées par l’examen en lui-même.

Vous intervenez dans des affaires de meurtre... Mais aussi pour détecter les violences (conjugales, familiales…)

Les victimes vivantes représentent une part très conséquente des situations que nous avons à connaitre. Ce sont par exemple, pour un bon tiers, des violences sexuelles, Dans ces violences, il y a parfois une dimension sexuelle et incestuelle.

Un certain nombre de suicides féminins, si on réalisait vraiment une enquête poussée, relèveraient en réalité de violences conjugales ou familiales passées sous silence, camouflées, y compris par la victime.

Lorsqu’il y a un suicide chez une femme, même à un certain âge, et dont on ne comprend pas immédiatement la cause, je crois qu’il faut toujours et systématiquement faire une enquête à recherche de violences qui ont pu précéder sa mort. D’après une étude que j’ai réalisée avec la Fondation Jean Jaurès, 12% des femmes déclarent avoir été victime d’un viol au moins une fois dans leur vie, c’est considérable. Il y a également des hommes victimes, j’ai beaucoup parlé à ce titre de la pédophilie dans l’église. Il faut essayer de comprendre tout cela, afin de mieux prévenir ses dérives. C’est aussi ce que j’essaie de faire dans mon métier.

Dr. Michel Debout, médecin légiste : « Je tiens à rencontrer les familles »

Vous travaillez avec la police, la justice. Comment cela se présente-t-il ? 

Dr. Michel Debout : Les échanges sont absolument nécessaires, et il faut maintenir des liens très forts, même si, en tant que médecins, nous tenons à notre indépendance.

Nous n’intervenons comme médecins experts qu’à la demande du magistrat, c’est donc le magistrat qui nous missionne, soit pour une autopsie soit pour l’examen d’une victime vivante.

Ensuite, c’cette mission est communiquée par la police, qui est présente lorsqu’on réalise une autopsie, et c’est à eux qu’on remet les scellés, les prélèvements… Tout cela doit être officialisé, il faut qu’on ait la certitude que tout ait bien été prélevé sur le corps de la victime. Par ailleurs, les policiers vont également nous dire ce qu’il s’est passé, comment on a trouvé le corps, décrire la scène, donner de premiers éléments sur le crime… Et tout ça, on l’intégre lorsque l’on fait l’examen. A notre tour, on explique aux policiers ce que l’on découvre, de façon à ce qu’ils soient éclairés sur leur propre enquête, et interroger, par exemple, le suspect en fonction.

Nous rédigeons aussi un rapport pour le magistrat, mais pas que. Je tiens également à rencontrer les familles des personnes décédées dont nous avons examiné le corps. C’est très important que l’on transmettre, or ce qui pourrait nuire à l’enquête, nos conclusions à ces familles qui viennent de perdre quelqu’un dans des conditions horribles, et qui ont besoin d’explications.

C’est un métier qui nécessite beaucoup de précision et de rigueur... La pression est-elle difficile à gérer ?

Il faut beaucoup de précision, mais également beaucoup d’humanité. Quand on fait une autopsie, forcément, on fait la dissection d’un corps. Et la famille doit se rendre compte qu’on le fait dans le respect absolu la personne, avec les mêmes règles opératoires que pour une opération. Une autopsie est réalisée au vu de comprendre, et pas simplement pour regarder, ça n’est pas de la curiosité malsaine, c’est protocole, dont un but déterminé est de comprendre les causes de la mort et ce qu’il s’est passé au moment de cette mort.

Il faut être précis, clair, et savoir dire quand on ne sait pas. Un médecin légiste n’a pas à inventer des causes qu’il n’a pas trouvé, ou alors, on va tout droit vers l’erreur judiciaire.

Dr. Michel Debout, médecin légiste : « C’est un métier très humain, pas morbide »

Y-a-t-il des “corps” plus difficiles à expertiser que d’autres (morts violentes, démembrements, putréfaction, enfants…) ?

Dr. Michel Debout : Si vous voulez, le corps évolue après la mort, c’est ce que l’on appelle les phénomènes cadavériques. Plus on intervient tôt, plus le corps sera dans un état propice à des examens très poussés, et plus on s’éloignera de ce moment, évidemment, moins on pourra avoir des éléments de diagnostic.

Mais il faut savoir que maintenant, avec les techniques approfondies en matière d’imagerie médicale, de biologie et dans le domaine de l’ADN, on arrive tout de même à tirer un certain nombre d’enseignements d’un corps décomposé.

Même un corps carbonisé, dont il ne resterait que des cendres, peut apporter un certain nombre d’informations qui peuvent être utiles aux enquêteurs.

Nous ne sommes pas démunis, c’est un métier moderne, nous ne sommes pas dans les salles obscures à pratique des autopsies sur un bout de tables !

Est-ce que l'on s'habitue à la violence, au crime, à l’horreur ?

C’est vrai pour nous, mais aussi pour les policiers, les magistrats : on ne s’habitue jamais à ce qui est atroce, mais on peut le dépasser pour pouvoir faire notre travail. On doit pouvoir exprimer nos émotions, après, c’est à dire pouvoir y réfléchir ensemble. C’est important qu’il y ait des réunions de médecins légistes avec nos collaborateurs, les agents qui nous aident à faire les autopsies, les agents hospitaliers… ça n’est pas honteux d’avoir des émotions. Il faut s’y attendre lorsque l’on fait ce métier.

On ne parle pas assez ou avec beaucoup de clichés du métier de légiste, selon vous. Pourquoi cela ? Y a-t-il un tabou ? 

Oui, il y a certainement un tabou autour de la mort. Mais nous ne faisons pas effraction de voyeurisme. Il faut accepter qu’on puisse aussi se sentir mal, et en parler. C’est un métier difficile mais une fois qu’on a dépassé ses émotions, ce tabou de la mort, il faut se dire que ce que l‘on fait, c’est pour comprendre le vivant.

La mort c’est la fin, mais avant la fin, il y avait la vie. Ce que l’on fait, c’est pour comprendre la fin de la vie. C’est un métier très humain, pas morbide.

Et puis, les familles ont besoin de savoir ce qu’il s’est passé, y compris au dernier moment. Est-ce que leur proche a souffert ? Il vaut mieux savoir que ne rien savoir, même quand c’est atroce.

Dr. Michel Debout, médecin légiste : « Je parle autant des vivants que des morts »

Quels sont les cas qui vous ont le plus marqué dans votre carrière ? 

J’essaie dans le livre d’en donner quelqu’un, mais ils ont surtout été marquants pour moi pas forcément par leur effroi mais surtout parce qu’ils étaient révélateurs de réalités sociales,

pour lesquelles il fallait essayer de donner des réponses, pas seulement médicales, mais sociales et politiques.

Je suis engagé à ce titre pour la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, contre les violences racistes, les violences faites aux personnes âgées…

Je cite plusieurs cas dans mon livre, notamment cette femme âgée qui m’a révélé au bout de deux ans de rencontres qu’elle avait été victime d’inceste à l’âge de 13 ans. J’ai pu faire le lien entre cette violence et la dépression que présentait cette personne qui avait fait une tentative de suicide.

J’ai rencontré un jour un salarié, conducteur de bus, qui avait été victime d’une agression au travail. Il m’a dit que le milieu professionnel n’était pas épargné par la violence, et cela m’a amené à m’engager contre la souffrance au travail, pour sanctionner le harcèlement moral, l’épuisement professionnel.

Je ne sépare pas mon activité professionnelle de toute cette dimension préventive.

Je parle autant des vivants que des morts.

Vous êtes également psychiatre. Comment ses deux activités se rejoignent-t-elles ? 

Un médecin légiste, même s’il n’est pas psychiatre, doit bien connaitre les effets psychologiques des violences pour comprendre ce que vit la victime.

Mais étant psychiatre, j’ai été amené à faire l’expertise de certains auteurs de violences, et cela apporte un complément intéressant.

Il y a même des affaires dans lesquelles j’ai pu examiner le corps de la victime comme médecin légiste mais aussi expertiser l’auteur, ou les auteurs, en tant que psychiatre.

Et cela éclaire l’examen légal que j’ai fait sur, par exemple, quels étaient les enjeux humains au moment de ce déchainement de violence.

Aussi, je n’aurais pas fait mon examen psychiatrique de la même façon si je n’avais pas été le légiste ayant examiné le corps. Ces deux casquettes peuvent se nourrir l’une de l’autre.

Cela m’apporte aussi un regard sur la globalité de la réalité humaine, qui est un corps mais aussi un psychisme, une vie de relations, et les violences sont une forme tout à fait détériorée des relations qu’on les humains entre eux.

Dr. Michel Debout, médecin légiste : « C’est un métier du respect de l’humain, mort ou vivant »

Beaucoup de personnes, depuis le scandale du charnier de Descartes, ont peur de la médecine légale et pensent que les corps des défunts sont “charcutés”. Que pouvez-vous leur dire pour les rassurer ? 

Cela n’a aucun rapport, cela relève des services d’anatomie, ce sont des corps qui sont confiés à des fins de dissections pour apprendre les techniques aux étudiants, et ils ne sont pas rendus aux familles. Et au vu de formation de ces médecins, nous n’avons pas du tout les même techniques, les mêmes buts.

Les corps que nous avons en charge sont respectés dans leur humanité, individuellement, et ensuite rendus aux familles, ce n’est donc pas du tout le même contexte.

Les légistes ne sont pas du tout responsables de ces services.

C’est un métier qui soit être un métier du respect de l’humain, mort ou vivant, comme nous respectons les victimes vivantes. Nous essayons de les accueillir, de les soutenir, de les examiner avec délicatesse, notamment les victimes de violences sexuelles, car il n’est pas facile d’être examiné après un viol.

Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans l’exercice de cette spécialité ? 

J’aime ce métier dans sa globalité.

Parfois, on oriente ses recherches, car au cours d’un examen, on va révéler une dimension à laquelle on était qu’on n’était pas habituée, on peut reprendre des dossiers peu communs, il faut avoir esprit en alerte, et j’essaie d’être toujours disponible dans ma compréhension des situations. Il y a une dimension médico légale habituelle, mais aussi une dimension psychologique et une dimension sociale, et ce qui me plait le plus, c’est cette ouverture d’esprit que l’on doit garder si on veut faire ce métier, avec toutes les dimensions qu’il comporte. C’est une spécialité extrêmement riche dès lors qu’on veut l’exercer dans toutes ses facettes.

Journal incorrect d’un médecin légiste, Dr. Michel Debout, 16 €, éditions de l’Atelier.

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