« Mon père a tué ma mère » : le témoignage poignant de Rachid Lamara sur l’enfer du féminicide
C'est l'histoire bouleversante d'une fratrie confrontée à l'enfer du féminicide. Le 16 octobre 1982, à Nice, Hamama, 43 ans et mère de 4 enfants, est assassinée par son mari, Mohamed. Rachid, 5 ans, et ses trois frères, se retrouvent orphelins. Après avoir longtemps enfoui ce traumatisme au plus profond de lui-même, Rachid a décidé de briser le silence et publie un livre, « Mon père a tué ma mère ». Il nous a accordé un entretien exclusif.
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C’était une famille en apparence « banale ». Au début des années 80, Hamama, 43 ans, son mari Mohamed, 46 ans et leurs quatre fils, âgés de 2 à 19 ans, vivent à Nice. Le père est enduiseur, sa femme est mère au foyer.

Mais derrière les murs de leur maison, c’est un tout autre tableau qui se joue. Mohamed est violent avec Hamama. La mère de famille va même plusieurs fois trouver le courage d’aller porter plainte. Mais rien n’y fait. En 1978, Mohamed, fou de rage, lui assène 3 coups de couteau. Elle est hospitalisée, et ses quatre fils sont placés dans un foyer. Mais Hamama finit par revenir auprès de son bourreau, sous emprise, et sans issue.

La situation de la famille est de plus en plus précaire ; car Mohamed travaille de moins en moins. En 1982, après une énième scène de violence, Hamama décide que s’en est trop. Elle met son mari à la porte, enfin. Mais l’homme ne l’entend pas de cette oreille.

Une vie dans l'ombre du drame

Quelques jours plus tard, le 16 octobre, il surgit au domicile familial et se fait passer pour son fils aîné, afin que Hamama lui ouvre la porte. La mère de famille n’aura pas eu le temps de réagir : Mohamed lui assène pas moins de 22 coups de couteaux. Hamama s’effondre, dans une mare de sang. Un voisin alerte la police, et le père de famille finit par se rendre.

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Le petit Rachid, âgé de 5 ans, et ses trois frères, sont à l’époque placés en foyer. Ils ignorent tout de ce qui vient de se passer. Le corps de leur maman est rapatrié en Algérie, où ils se rendent également pour assister aux obsèques. Livrés à eux-mêmes, ils vont finalement y vivre pendant des années, dans l’ombre du drame.

En 1983, leur père est condamné à 10 ans de réclusion criminelle pour le meurtre de sa femme, que l’on qualifie encore, à l’époque, de « crime passionnel ». Il bénéficie d’une libération conditionnelle après seulement 7 ans derrière les barreaux, et se rend à son tour en Algérie, où il reprend contact avec ses trois fils, avec qui il finira par retourner en France.

Mais un jour, Rachid, désormais adulte, va prendre conscience du drame qu’il a refoulé pendant tant d’années. Depuis, il a décidé de briser le silence, et publie, aux éditions City, Il a tué ma mère, un récit poignant sur la réalité des enfants dans l’enfer du féminicide. Entretien.

Pouvez-vous me décrire votre enfance, avant le drame ? Quels souvenirs en avez-vous ?

Rachid Lamara : Comme j’avais 5 ans au moment du drame, je n’ai que peu de souvenirs de mon enfance, c’est assez flou. Mais j’ai gardé quelques moments joyeux : on allait à la plage, je m’amusais avec mes frères, mon père qui apprenait à conduire à mon grand frère… J’ai quelques images de ma mère aussi, mais rien de plus.

Je me souviens aussi des mauvais moments : je me revois avec un seau dans les mains, je devais aller chercher de l’eau car nous n’avions pas d’eau courante. Nous vivions dans un taudis, tous entassés dans la même pièce. Mon père ne travaillait pas beaucoup, il aimait plutôt traîner au PMU.

Avez-vous été témoin de violences ?

Rachid Lamara : Non, je n’ai pas vu, heureusement, les violences que mon père exerçait sur ma mère. Je pense qu’il évitait de s’en prendre à elle quand nous étions là. Peut-être que mes grands frères ont plus de souvenirs, ils m’ont parlé de deux trois choses, mais ils ne se souviennent pas de tout, car le traumatisme efface une partie de la mémoire. Ça grille le cerveau véritablement.

Rachid Lamara :« Mon père a tué ma mère et nous aussi avec elle, quelque part »

Lorsque votre maman décède sous les coups de votre père, vous avez 5 ans. Qu’est-ce que l’on vous dit à l’époque ?

Rachid Lamara : A l’époque, moi et mes frères étions placés en foyer car la situation de mes parents était trop précaire. On ne nous a rien dit à moi et mon petit frère. Cinq jours après le drame je fêtais mon anniversaire en foyer, comme si de rien n’était. Et puis, on est tous rentrés en Algérie avec le cercueil de ma mère. Sur place, j’ai compris que quelque chose n’allait pas en voyant tous ces gens autour de moi, qui étaient très tristes. Et puis, on a été pris en charge par notre grand-mère de 80 ans et notre tante, complètement aveugle.

Les années qui suivent sont très difficiles. On vivait dans une extrême précarité. J’ai perdu mes lunettes peu après mon arrivée en Algérie, et personne ne me les as remplacés. J’ai donc passé toute mon enfance « dans le flou », littéralement. C’était la misère. Je mangeais des choses sales, on était livrés à nous-mêmes, j’ai eu faim pendant des années. On n’allait pas à l’école. J’ai perdu toutes mes dents à l’âge de 18 ans…

Des séquelles m’ont suivi pendant des années, tout a été retardé dans ma vie. J’aurais préféré rester en France dans un foyer, faire des études… C’est pour ça que j’ai la haine. Il a gâché notre vie, mon père a tué ma mère et nous aussi avec, quelque part.

Je suis revenu en France, où j’étais né, en 1998, et j’ai erré comme un clochard, un indien dans la ville. Je ne pouvais pas tenir dans un cadre, et ça n’est que très récemment, avec l’écriture de mon livre notamment, que j’ai commencé à me relever.

Votre père sort au bout de 7 ans de prison et vient vous retrouver en Algérie. Comment cela se passe-t-il ? Quel âge avez-vous à l’époque ?

Rachid Lamara : J’avais 12 ans. Je ne me rendais pas encore compte qu’il avait tué ma mère à l’époque. On nous avait fait comprendre qu’elle était morte par accident, qu’elle était tombée dans la cuisine pendant une dispute.

Quand il est arrivé, j’étais fier de retrouver un père. Sa valise sentait la France, le chocolat. Je ne savais même pas qu’il sortait de prison. Je me suis senti revivre de retrouver ce père, je me sentais peser à nouveau. J’ai gardé pendant des années un très bon contact avec mon père, j’avais une relation unique parmi ses enfants, j’étais son préféré. Et puis, un jour, j’ai ouvert les yeux et j’ai décidé de choisir ma mère. Il fallait que je la défende.

Rachid Lamara : « Mon père, c’est un malade »

Justement, à quel moment vous êtes-vous rendu compte de ce qu’il s’était vraiment passé ?

Rachid Lamara : Lorsque je suis retourné vivre en France en 1988, j’ai immédiatement cherché à me documenter en allant consulter des articles à la BnF. Je voulais savoir. On en parlait parfois avec mes frères, mais il nous était impossible d’évoquer le sujet avec mon père. Il ne nous disait que des choses négatives sur ma mère : elle l’avait trompé, elle nous droguait, elle faisait le trottoir… Pour lui, ça a toujours été de sa faute à elle ce qu’il s’était passé. Mon père c’est un malade.

J’ai donc fait des demandes aux archives départementales des Alpes-Maritimes pour consulter le dossier judiciaire, que j’ai fini par obtenir bout par bout en 2012. Je m’y suis accroché pendant 7 ans, je l’emportais partout avec moi, je le lisais et l’écornait H24. J’ai découvert que mon père avait tué ma mère avec une grande violence, de 22 coups de couteau.

Découvrir ces détails ne vous a-t-il pas traumatisé à nouveau ?

Rachid Lamara : Oui, c’était difficile. Notamment quand j’ai reçu l’autorisation d’aller consulter la dernière partie du dossier qu’on m’avait alors toujours refusé, c’est à dire les photos de la scène de crime.

Mais c’était la vérité, et j’avais besoin de savoir. Aujourd’hui je vois l’histoire, dans ces détails ; j'ai cherchée ma mère, et je l'ai trouvée. Mon livre, c’est en quelque sorte la fin de l’histoire. J’ai fait le tour de la question, et cela m’aide à faire mon deuil.

Mais mon deuil n’est pas complet, à cause de mon père. J’attends encore des réponses de sa part, que je n’aurai probablement jamais.

Rachid Lamara : « Laisser ma mère hurler à travers moi »

Pourquoi avez-vous décidé de parler après toutes ses années ?

Rachid Lamara : Pendant 7 ans, j’ai d’abord tâté le terrain, j’en parlait un peu autour de moi, je diffusais quelques informations sur les réseaux sociaux. Je suppliais mes frères et ma femme d’en parler mais ils ne voulaient pas en étendre parler, pour eux, il fallait que je brûle, que j’oublie le dossier. Mais c’était impossible pour moi : c’était comme tuer ma mère une deuxième fois.

J’ai profité du Grenelle sur les violences faites aux femmes en 2019, pour parler ; c’était le moment où jamais pour laisser ma mère hurler à travers moi. Je me devais de le faire, même si je faisais cavalier seul, car mes proches ne voulaient pas en parler. Mais moi, j’étais prêt, j’avais du courage, que j’ai dû hériter de ma mère.

Est-ce que cela vous a libéré ?

Rachid Lamara : Ça m’a fait grandir. Ça m’a apaisé. Avant, je me cachais, je faisais semblant de vivre, je ne savais plus où donner de la tête, je ne comprenais pas la vie, les gens…

Maintenant je vois la vie sous autre angle, je comprends mieux la société. Avant mon compagnon de vie, c’était le suicide : c’était une option en or pour moi, j’étais tellement détruit. Ce drame m’a fait rater ma vie.

Rachid Lamara : « 40 ans plus tard, il n’a toujours pas de remords »

Vous considérez-vous comme orphelin aujourd’hui ?

Rachid Lamara : Oui, complètement. J’ai pourtant essayé de garder contact avec mon père. En 2012, quand j’ai récupéré le dossier, j’ai essayé de lui en parler, mais il a pété les plombs, en insultant la justice française.

Récemment, je l’ai appelé pendant que j’écrivais le livre. Il m’a accordé 10 minutes pour me dire que j’avais dit un mensonge en parlant du drame dans une émission télévisée : j’avais parlé de 44 coups de couteau, il m’a dit qu’il n’y en avait eu que 12. Or, je savais pour avoir lu l’autopsie qu’il y en avait en réalité 22 : j’avais volontairement multiplié par deux pour nous, ces enfants. Il m’a dit que le reste, c’était « des égratignures ». C’est là que j’ai compris que je n’avais plus rien à lui dire. A ce moment-là, je l’ai ôté de mon cœur, j’ai pris conscience qu’il jouissait de tout ça et qu’il était prêt à la retuer une seconde fois. 40 ans plus tard, il n’avait toujours pas de remords. Et je devais défendre ma mère tant qu’il était encore vivant.

J’ai tout de même voulu lui demander ce que ma mère aimait, quels étaient ces goûts, sa couleur préférée, ses fleurs favorites… Il n’a rien voulu me dire. Quand je descends à Nice pour lui rendre hommage tous les 16 octobre, je lui prends un bouquet de fleurs que je choisi en fonction de ce qu’ai appris dans l’autopsie, des couleurs des vêtements qu’elle avait sur elle quand elle est morte.

Les enfants de féminicides sont des victimes collatérales de ces crimes. Que faudrait-il faire pour alléger leur fardeau selon vous ?

Rachid Lamara : On doit être suivis, accompagnés, nous on nous a simplement jetés en Algérie. Et puis, il faut surtout tout faire pour ces drames ne se produisent plus. Il faut agir en amont, prendre en charge les hommes violents, sensibiliser les populations. Il faut que la justice nous donne plus de moyens. Quand on voit combien coûte un procès, alors que le mal est déjà fait… Il faudrait investir dans le suivi des gens, des plaintes, la séparation des époux et la prise en charge des enfants.

Il a tué ma mère, Rachid Lamara, 18 €50, City Editions