Françaises et Allemands pendant la guerre : “Ce que s'échangent ces amants, c’est surtout de l’ordinaire »getty
Charlotte Barnabé, doctorante, prépare une thèse sur les relations intimes entre occupants et occupés pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle décrit une réalité bien éloignée de l'image commune.
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On connaissait la "banalité du mal", décrite par Hannah Arendt. L’on découvrira celle de l’amour. Charlotte Barnabé, doctorante en Histoire à l’université de Caen, prépare pour la fin de l’année 2024 la soutenance d’une thèse intitulée “Les relations intimes entre occupants et occupées : des lettres d'amour aux violences sexuelles. France et perspectives européennes (1940-1944)”.

Loin du récit national

“Nous vivons avec une image, véhiculée par les romans, les bandes dessinées etc. de la ‘femme à boche’, la ‘collaboratrice absolue’ qui a été tondue à la Libération. J’ai voulu démystifier ces rapprochements, j’ai voulu retrouver l’ordinaire”.

Pour cela, la chercheuse se fonde non seulement sur les procès-verbaux établis à la Libération sur la base de témoignages de voisins, de gardes-champêtres etc., mais “parce qu’il s’agit de sources très biaisées”, elle étudie aussi les lettres échangées entre Françaises et Allemands. Un courrier très intime, souvent versé aux dossiers d’instruction et qui avaient été mis de côté, justement parce que leur contenu “collait” bien mal avec le récit national alors en construction. Un récit qui voulait que “tous les Français avaient résisté” à l’occupant.

Entre les lignes, Charlotte Barnabé découvre u ne autre facette de l’Histoire, quotidienne, triviale peut-être, mais bien réelle : " C’est toujours intimidant de rentrer dans l’intimité d’un couple, c’est un peu voyeuriste. Mais en lisant ces lettres, je constatais que, la plupart du temps, ce que s’échangeaient ces amants, c’était de l’ordinaire."

Mariages interdits

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Ce qu’elle soulève à travers ces récits, ce sont aussi toutes les nuances de r elations forcément équivoques et complexes entre "occupants et occupées, soldats et civiles, vainqueurs et vaincues". Une multitude de degrés qui rappellent comment “dans un contexte de guerre, tous les rapports de pouvoir se démultiplient.” Dès lors, pour assurer leur subsistance et celle de leurs enfants, dans des foyers où manquent des époux morts ou exilés, des femmes se soumettent, avec plus ou moins bon gré à ce qui fut parfois désigné sous le terme, lui aussi très biaisé, de « collaboration horizontale ». Certaines se livrent parfois à la prostitution, encouragée par un État-Major allemand qui interdit les mariages avec des Françaises, considérées comme appartenant à une "race inférieure" dans l'idéologie nazie.

Du "consentement" dans les années 1940

Se pose donc, bien sûr, la question de consentement. A l’aune du mouvement #metoo, il ne pouvait en être autrement, mais l’historienne prend bien garde d’éviter l’écueil de l’anachronisme : "les concepts, les outils conceptuels actuels, je m’efforce de les prendre avec précaution. Dans les années 1940, le ‘consentement’ ne veut rien dire. Certes, il est mentionné dans la loi, mais il recouvre une réalité bien différente. En revanche, c’est bien ce qui est vécu, éprouvé, ressenti par les femmes qui m’intéresse », explique la chercheuse. Parmi elles, il y a ces invisibles, des milliers, qui ont été violées. Dans les documents judiciaires, « j’ai recensé 800 à 1000 cas de femmes violées. Mais ce n’est qu’un minimum puisque toutes n’ont pas porté plainte, il faudrait multiplier ce chiffre par 10, au moins, dans toute la France », évalue-t-elle. C’est sans compter sur un autre tabou : celui des viols commis par les soldats américains sur les Françaises à la Libération. Un sujet qui reste très peu étudié par les historiens.

 Et ce qui est probablement ressenti avant tout, c’est le rejet. Les femmes concernées “perdent leurs amitiés, elles sont reniées par leurs familles et se mettent donc à fréquenter d’autres couples du même type”, indique Charlotte Barnabé. Surtout quand, avec les plus hauts gradés, ces Françaises vivent de façon maritale et « donnent leurs clés à un Allemand qui semble prendre la place” de l’époux parti au loin. Et c’est encore pire quand les “enfants l’appellent papa”.

Les condamnées de l’après-guerre

L’opprobre a la vie dure, et dans les familles, le tabou reste puissant, bien des années après la fin de la guerre. « C’est encore un sujet douloureux », constate l’historienne qui a tenté de se rapprocher d’associations de descendants, toujours réticents à évoquer ces sujets.

Dans l’immédiat après-guerre, les « relations scandaleuses » sont condamnées au civil après les ordonnances du 26 août 1944, instituant notamment “l’indignité nationale”. On accole souvent aux chefs d’accusation le “commerce avec les troupes allemandes”, les “propos germanophiles” ou les “sentiments antipatriotiques”. Quelque 20 000 femmes sont tondues, et un nombre plus important encore sont privées de leurs droits civiques, notamment un tout neuf pour les femmes alors : celui de voter. Certaines, beaucoup plus rares, se sont enfuies en Allemagne pour tenter, en vain, de retrouver leur amant.