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Au départ, il n’y avait qu’une voix. Dès 1981, le “corbeau” de la Vologne commence son oeuvre en appelant, parfois des dizaines de fois en quelques heures, les membres de la famille Villemin : Albert et Monique, les grands parents du petit Grégory, mais aussi ses parents, Jean-Marie et Christine, ainsi que les oncles de la victime, Jacky, Michel, et bien d’autres…
Au bout du fil, l’oiseau crache son venin, répand les pires rumeurs, et menace de s’en prendre au “chef”, Jean-Marie Villemin, et à “sa petite famille”. Il n’apprécie pas vraiment l’ascencion professionnelle du jeune homme, devenu contre-maître à l’usine Autocoussin de Lépanges-sur-Vologne, le village des Vosges où il vit "confortablement" avec sa femme et son fils Grégory.
Lorsque la famille commence à s’agiter pour identifier le malandrin, il change de tactique. Il sait que les Villemin enregistrent désormais ses appels, pour filer les cassettes à la gendarmerie. Désormais, il adresse des courriers à ses cibles.
Le 16 octobre 1984, Grégory Villemin, 4 ans, est retrouvé sans vie, pieds et poings liés dans la Vologne. Le lendemain, ses parents dévastés reçoivent un ultime courrier.
L’enquête qui s’ensuit a connu, au fil des années, moult rebondissements, revirements et même plusieurs bévues. A tel point que 38 ans plus tard, la vérité se fait encore attendredans l’affaire Grégory. Pourtant, les enquêteurs n’ont jamais abandonné leur travail.
Et parmi les seules pièces dont ils disposent encore aujourd’hui pour avancer, on retrouve, bien évidemment, les fameux courriers du corbeau.
Depuis le funeste 16 octobre 1984, ces missives macabres ont été expertisées à plusieurs reprises. Et elles ont identifié plusieurs “suspects”, à tort, ou à raison…
Affaire Grégory : des premières analyses en écriture “ratées” ?
“On travaillait avec une experte en écriture, Mme Jacquin-Keller, pour retrouver cette personne, et on passait systématiquement à la dictée toutes les personnes qu’on entendait pour lui envoyer les documents”, explique à Planet Etienne Sesmat, capitaine de la gendarmerie d’Epinal, en charge de l’enquête pendant les premiers mois.
Elle désignera Bernard Laroche comme l’auteur probable de certaines missives. Quelques semaines plus tard, un autre collège d’experts pointera du doigt Christine Villemin, la mère de Grégory, comme le scripteur de la lettre de revendication du crime. En 1993, un non-lieu est toutefois prononcé à son égard, pour “absence totale de charges”.
Le cafouillage est de taille. La faute à un système hasardeux, selon Christine Navarro, experte graphologue judiciaire.
“Certains experts n’avaient pas ou peu d’expérience des lettres anonymes, et pour d’autres une formation insuffisante concernant la problématique particulière des lettres anonymes dont l’écriture est très déguisée", déplore l’ancienne gendarme.
Elle a été mandatée, à son tour, par la justice, bien plus tard, en 2016, pour expertiser les lettres du corbeau.
Graphologie et expertises en écriture : principes et fonctionnement
Ma mission était de revoir un peu toutes les lettres anonymes réalisées par le corbeau, et de les comparer avec des courriers de divers scripteurs. En tout, on m’a donné 21 lettres anonymes, à comparer avec 12 scripteurs, voire plus. Et à moi de dire ou non si l’un d’eux pouvait avoir écrit un des courriers. - Christine Navarro, experte graphologue judiciaire
Selon l’experte, qui officiait jusqu’en 2010 en tant que responsable des expertises comparatives en écriture au sein de l’IRCGN, la graphologie est une science toute particulière, qui nécessite une certaine dose d’expertise et de pratique.
“On dit expertise graphologique mais ce n'est pas le terme exact, c’est plutôt une expertise en écriture. L'expert en écriture peut être graphologue, mais le but de l’expertise est différent, et la méthode est différente. On va entrer dans une description de l’écriture, on compare des écritures avec un protocole de comparaisons rigoureuses, car il existe plus de 300 cartes graphiques !”, nous explique Christine Navarro.
Son travail pour l’affaire Grégory lui a pris de longs mois.
“En plus, on peut avoir affaire à des écritures déguisée s, précise l’experte. Il faut avoir une formation très rigoureuse des cas de lettres anonymes, à ne pas confondre avec la graphologie.”
En 2017, Christine Navarro a ainsi rendu un rapport de 235 pages, concernant l’ensemble de ces courriers. Le document a été versé au dossier d’instruction.
Tout comme un autre rapport, rendu en mars 2021 par une entreprise Suisse, OrphAnalytics. Eux aussi ont analysé les lettres du corbeau, mais avec une toute autre technique : la stylométrie, une analyse de l’écriture par séquençage.
Les résultats de la stylométrie dans l’affaire Grégory
“Pour pouvoir faire ce genre d’analyse, il faut avoir l’habitude de l’analyse de séquences,même si aujourd’hui nous disposons d’un logiciel qui nous sort la réponse que l’on attend en quelques secondes, quand on a bien posé la question. Sauf qu’évidemment, cela prend énormément de temps, justement, de bien poser la question afin qu’elle nous donne une réponse satisfaisante”, nous explique le fondateur et dirigeant de la société, Claude-Alain Roten.
La start-up romande a été approchée par la justice française il y a quelques années. Et le travail a commencé. OrphAnalytics a reçu 35 lettres du corbeau, ainsi que 11 lettres de référence, signées par des individus.
Là aussi, le travail de stylométrie est extrêmement chronophage. L’équipe de Claude-Alain Roten a mis trois ans pour obtenir des résultats grâce aux analyses statistiques sur les structures syntaxiques, les mots préférentiels, la ponctuation employée…
Mais le succès a été au rendez-vous, nous assure l’expert.
On a identifié un style partagé par un des quatre styles de référence et un style de lettre anonyme. Bonne surprise : ce style-là contenait les lettres importantes de cette affaire. - Claude-Alain Roten, directeur général d’OrphAnalytics
Graphologie, stylométrie : des expertises “fiables” ?
Stylométrie, graphologie… Sont-elles des sciences “fiables” aux yeux de la justice ? Voire, la dernière carte à jouer, l’ultime béquille des enquêteurs pour résoudre l’affaire Grégory ?
Pour les experts, leur travail, quoi qu’il en soit, est sérieux, et fouillé.
“Les moyens techniques ont changé, avance Christine Navarro. Aujourd’hui, on peut observer l’écriture sous grossissement, juxtaposer le texte, le prendre en photo, visuellement c’est quelque chose de très fort… On peut voir ce qui est récurrent, et cela aide beaucoup au niveau du travail de l’expertise. Alors qu’avant, on récupérait des documents altérés, qu’on examinait avec une loupe, quand il y en avait une…”
Même son de cloche chez Claude-Alain Roten pour OrphAnalytics, qui assure que le travail scientifique de son entreprise est rigoureux, et crédible.
Même avec peu de caractères que l'on retrouve sur les lettres du corbeau, soit 25 mots par exemple pour la lettre de revendication, un peu moins de 130 caractères, on a réussi à se prononcer, et on a fait des mesures de probabilité que je ne communique pas. Cependant dans des enquêtes similaires, les réponses ont été obtenues avec un degré de certitude de 90% et plus. - Claude-Alain Roten, directeur général, OrphAnalytics
On donnera notre point de vue d’experts après le jugement, en donnant des éléments objectifs que les lecteurs pourront vérifier pour bien montrer que l’on ne réécrit pas l’histoire”, note par ailleurs le dirigeant,
Pour Christine Navarro, l’expertise en écriture est “u ne pierre à l’édifice dans chaque affaire judiciaire”, même si elles ne sauraient suffire pour résoudre une affaire.
Et c’est bien là le problème du dossier Grégory. “Dans un dossier, il y a un ensemble d’indices recueillis, qui donneront peut être des preuves en cour d’assises, il peut aussi y avoir quelqu’un qui va se dénoncer, ou qui va avouer de façon circonstanciée, même si cela semble compliqué dans une affaire comme celle-ci, où beaucoup de choses ont été manipulées….”, regrette l’experte.