De nouvelles règles d’indemnisation entreront en vigueur en avril 2025 et impacteront durement les plus âgés.
INTERVIEW — Christophe Bouillaud enseigne les sciences politiques à l'Institut d'études politiques (IEP, Sciences-Po) de Grenoble depuis 1999. Politologue et chercheur, il est spécialiste de la vie politique française, italienne et européenne. Il répond à Planet au sujet de la récente condamnation de François Fillon ainsi que sur le rapport de la société et de la justice au politique.
Planet : François Fillon vient d'être condamné à deux ans de prison ferme, trois avec sursis, dix ans d'inéligibilité et quelques 375 000 euros d'amende. Avant lui, Patrick Balkany avait récemment été condamné à de la prison ferme. Le premier a été reconnu coupable, entre autres, de détournement de fonds publics. Le second était accusé, entre autres, de fraude fiscale. Estimez-vous ces sanctions à la hauteur du mal reproché ? Pourquoi ?
Christophe Bouillaud : Oui, sans aucun doute. Plus exactement, ces sanctions, qui restent encore à confirmer lors de l'appel dans le cas de F. Fillon, me paraissent bien légères par rapport au mal causé. La "criminalité en col blanc" de cette espèce – fraude fiscale ou détournements de fonds publics - ne porte certes pas directement atteinte à des personnes particulières ou à des biens précis appartenant à des personnes précises. Personne de précis n'a souffert de ces enrichissements indus. Les victimes sont ici à la fois l'ensemble des contribuables et l'ensemble des personnes bénéficiant de services publics, soit dans une ville particulière, soit dans un pays tout entier. Le tort fait à chacun en particulier est de plus souvent très faible ou infinitésimal, et il n'est donc pas ressenti comme peut l'être par exemple le vol d'une voiture, mais ces délits en col blanc portant sur l'argent public de tous ne doivent pas être considérés comme des délits mineurs.
Ne pas distinguer les fonds privés des fonds publics, une organisation féodale dangereuse
En effet, la séparation entre les fonds personnels de la personne qui exerce tout ou partie du pouvoir public et les fonds publics destinés seulement à l'utilité publique forme une distinction qui sépare les régimes politiques dits "patrimonialistes" ou "féodaux" et les régimes politiques dit "modernes" ou "rationalisés". C'est une évolution très importante dans l'organisation des États que de bien séparer l'argent des bons plaisirs du souverain et celui de la "chose publique", et, en gardant à l'esprit ce vaste arrière-plan historique, il faut la défendre sans aucune pitié pour les dirigeants qui la transgressent encore aujourd'hui, et cela à n'importe quel niveau de responsabilité publique.
De fait, à l'échelle de la planète, les sociétés les plus efficaces économiquement et administrativement, et là où les citoyens se déclarent les plus heureux, les plus confiants, sont celles qui séparent nettement les usages publics et les usages privés des fonds. Au contraire, tous les pays dictatoriaux, sous-développés, en crise durable, de la planète confondent les deux. Certes, au regard des dirigeants bien peu démocratiques de différents pays ne vivant que de l'extraction d'énergie ou de matières premières, et des montants qu'ils détournent à leur profit, les politiciens français que vous évoquez sont vraiment des tout petits joueurs, mais leurs condamnations restent indispensables, car elles rappellent le droit en vigueur.
François Fillon, Jérôme Cahuzac, Patrick Balkany... Tous trois ont occupés des responsabilités politiques importantes. Être, ou avoir été, maire, ministre ou Premier ministre constitue-t-il une circonstance aggravante selon-vous ? Les dirigeants devraient-ils être soumis à une exigence d'exemplarité plus grande encore que le reste des citoyens ? Dès lors, faut-il faire des d'eux des exemples ?
Oui, sans aucun doute, parce que les personnalités politiques, députés ou sénateurs, sont celles qui votent les lois, ou dont les députés et sénateurs du parti auxquels ils appartiennent votent les lois. Le fait que le simple citoyen doive se soumettre à la loi, parce qu'il a participé à sa conception, est largement une fiction. Dans notre démocratie dite représentative, ce sont les représentants élus des citoyens qui votent les lois, et, en l'occurrence, toutes les règles anti-corruption, que ces mêmes politiciens violent à l'occasion. Celles-ci existent en fait depuis fort longtemps, et les politiques actuels ne les ont pas remis en cause. Sous la pression de l'opinion publique, d'associations anti-corruption, et pour se refaire une virginité après quelques scandales, ils les ont au contraire renforcées depuis 15/20 ans. Donc, votant les lois, ils sont particulièrement soumis au devoir de les respecter, et les sanctions les plus lourdes peuvent leur être appliquées. D'un point de vue de philosophie politique, cela vaut à mon sens dans tous les domaines : plus on a contribué à édicter une règle qui s'applique à tous, plus on doit la respecter, et plus on doit être sanctionné si l'on se révèle n'être qu'un hypocrite. Cette considération même éviterait d'ailleurs bien des dérives dans la manière de légiférer.
Mettre fin aux carrières politiques des fraudeurs et des condamnés
Ce n'est donc pas tant un devoir d'exemplarité qu'un devoir de ne pas voter hypocritement des lois qu'on sait d'avance ne pas devoir être appliquées à soi-même si, d'aventure, on les violait.
Quand l'un ou l'autre politicien se fait prendre les doigts de le pot de confiture, il me parait donc tout à fait légitime et sain que cette personne en paye le prix fort. En particulier, il serait logique qu'ils mettent fin à toute carrière politique. Certains l'ont fait, comme Michel Noir par exemple. D'autres tentent de revenir comme Alain Carignon. Sans grand succès d'ailleurs.
Comment répondriez-vous aux Françaises et aux Français qui, aujourd'hui, estiment que nos dirigeants bénéficient d'une immunité relative à laquelle des citoyens lambdas n'auraient pas droit ? Philippe Poutou n'avait-il pas raison, en opposant l'immunité parlementaire à l'absence d'immunité "ouvrière" lors du débat des présidentielle, en 2017 ?
Ce ne sont pas tant les hommes et femmes politiques qui ont droit à une immunité relative que l'ensemble de la criminalité en col blanc. Toutes les activités délictuelles simples, du genre vol de scooter ou agression d'un passant pour lui voler son téléphone portable, demandent un niveau de preuve assez élémentaire pour que la personne mise en cause soit condamnée par la justice. Une partie de ces délits passe d'ailleurs en comparution immédiate.
"Les juges préfèrent particulariser le dommage" - Christophe Bouillaud
Au contraire, la criminalité en col blanc, celle qui se joue, sans user de violence physique caractérisée, des procédures habituelles destinées à encadrer le transfert légal de biens, de richesses, celle qui fausse le jeu des règles normales de la vie administrative ou de l'économie de marché, est beaucoup plus difficile à faire condamner par la justice. Il faut un tout autre niveau de preuve. Par exemple, il y a une enquête d'un sociologue et d'une juriste sur les rares condamnations pour fraude fiscale en France dans les années 2010 qui montrent qu'il faut vraiment faire preuve d'une maladresse insigne avec les autorités fiscales pour se retrouver devant des juges, et que, même là, devant le tribunal, il suffit de pas grand-chose pour s'en sortir sans trop de dommage. Il n'y a sans doute presque jamais de la criminalité en col blanc qui soit jugée en comparution immédiate. La bataille judiciaire pour l'établissement des faits en matière de criminalité en col blanc peut être sans fin, et même les juges ne sont pas nécessairement très sensibles au raisonnement que j'ai tenu d'un grave dommage fait à l'ensemble d'entre nous, eux aussi préfèrent particulariser le dommage.
Plus généralement, en dehors du champ strict de la justice, il faut bien constater qu'au-delà d'un certain niveau social et économique, en France, la capacité d'un individu à échapper à ses responsabilités est plus forte que celle du citoyen ordinaire. Comme le montre l'actualité, dans beaucoup de pays plus avancés sur ce point de la morale publique, certains manquements à l'éthique obligent les personnes à démissionner, et leur carrière politique s'arrête là. En France, pour l'instant, ce n'est pas le cas.