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Erik Neveu est sociologue et politologue, spécialisé notamment dans l’étude des mouvements sociaux. Il est également professeur des universités, agrégé en sciences politiques et enseigne à l’Institut d’Etudes Politiques (Sciences-Po) de Rennes. Il a publié plusieurs ouvrages dont Sociologie politique des problèmes publics (ed. Armand Colin) ou Sociologie du journalisme (ed. La découverte).
Planet : "Les boomers, eux, ont prévu d'aller voter", insistaient récemment les Verts sur l'une de leurs affiches de campagne, pour mieux convaincre leur propre électorat de se rendre aux urnes. Hélas pour Julien Bayou, qui a depuis supprimé son message, la campagne a été dénoncée comme étant "discriminante", voire dangereuse. D'un point de vue purement électoral, ce type de message vous apparaît-il pertinent ?
Erik Neveu : La communication politique en France n’a pas l’habitude des campagnes négatives, souvent très agressives, qui ont cours aux USA par exemple. En soi, questionner la responsabilité d’un groupe, d’une institution sur tel enjeu ou dossier, et y compris exercer la critique n’est en rien choquant. C’est même le rôle de la politique que de dire les désaccords, de hiérarchiser les intérêts sociaux qu’on entend défendre. Mais la campagne ici semble assez bête. Elle cible sans discrimination un groupe électoralement important, dont on ne saurait dire que les membres sont par principe opposés en masse à certains enjeux écologiques. Et le vrai problème est-il que les chasseurs, les boomers ou Zemmour votent...où que les classes populaires et une partie de la jeunesse votent de moins en moins, et cela depuis un quart de siècle ? Et sur cet enjeu énorme, cette campagne réussit à ne pas questionner le pourquoi de cette désertion civique et à ne rien proposer de concret qui puisse l’inverser.
"Boomers" : Europe Ecologie-Les Verts a choisi à qui elle voulait parler
Mais peut-être faut-il aussi questionner l’émotion à sens unique suscitée par ce visuel. Aucun commentaire indigné n’a semble t-il accompagné l’autre affiche "Les chasseurs, eux, vont voter" dont le message implicite n’est pas moins simplet : les chasseurs, tous les chasseurs, sont de gros ‘beaufs’ qui n’ont aucun souci de la nature et de l’environnement. Vraiment ? Tous ? Et quand on sait que la chasse reste une pratique de loisir populaire et rurale, peut-on s’étonner qu’avec une campagne aussi subtile EELV ne parvienne pas à être audible dans les classes populaires. Autre marqueur symbolique qui mériterait commentaire : le mot "boomer" est-il vraiment partie intégrante du vocabulaire d’une majorité de français, tout simplement compris ? A qui parle EELV ?
Planet : À l'aune de campagnes de cet ordre mais aussi de ressentiment potentiel entre les générations, faut-il craindre une rupture consommée entre les jeunes et leurs aînées ? Quels en seraient les impacts, tant sur les plans sociétaux que politiques et comment l'éviter, le cas échéant ?
Erik Neveu : Les tensions entre générations sont un élément structurant de la vie sociale, on l’a vu en 68, en 2006 dans la mobilisation des lycéens et étudiants contre le "contrat première embauche" qui leur proposait un SMIC au rabais. Beaucoup de jeunes actuellement ont de fortes raisons de penser que le sort ne les a pas fait naître au moment le plus paradisiaque : elles et ils galèrent pour trouver un emploi, subissent des années de petits boulots précaires. Leur vie sociale est aujourd’hui détruite par le COVID et des mesures qui – au moins avant l’apparition de variants plus agressifs – visaient surtout à protéger les aînés.
"Développer des politiques spécifiques vers les jeunes"
Il y a donc bien urgence à développer des politiques spécifiques vers les jeunes. Et des travaux comme ceux de Tom Chevalier, montrent qu’aider les jeunes à accéder à l’autonomie économique, comme cela se fait en Scandinavie, et y compris par l’accès à des minima sociaux de type RMI, n’a pas pour effet d’enraciner une culture de l’assistanat mais développe plus la confiance en soi, l’attachement au système politique. Et puis le B.A. BA d’une réflexion sur ce qui fait société c’est aussi de penser que le monde est fait de générations, mais au moins autant de classes, de détenteurs de ressources inégales, de familles politiques. L’agriculteur de 70 ans qui touche 500 euros de retraite, les veuves d’ouvriers qui comptent chaque sous à partir du 15 du mois sont-ils des profiteurs des Trente glorieuses ? Jeff Bezos, Elon Musk ou les actionnaires de Pfizer pour qui la crise du COVID a été une formidable occasion d’accumuler plus de richesses sont-ils des "boomers" ? Le total sous-équipement informatique du monde scolaire français dont les élèves voient les joyeux effets, la consécration par la loi d’une précarité au travail généralisée, cela ne date pas des trente glorieuses et de vilains boomers...mais bien d’équipes gouvernementales où des générations plus jeunes étaient bien présentes. N’y avait-il pas d’écologistes au gouvernement quand on votait la Loi El Khomri ?
"L’électorat âgé est incontournable"
Planet : Compte tenu de la faible propension au vote des jeunes électeurs et de celle, plus forte, des seniors, un parti politique est-il en mesure de construire son discours en opposition avec un électorat plus âgé, de type « boomer » ? Un mouvement politique qui "n'aimerait" pas les "boomers" est-il viable en France ?
Erik Neveu : Morphologiquement l’électorat âgé est incontournable : il y a plus de seize millions de retraités et leur taux de participation électorale excède celui des jeunes. Mais un autre acquis des travaux de sciences sociales est aussi l’extrême difficulté à faire "prendre" - au sens où la mayonnaise prend – un groupe homogène des seniors ou des retraités. Même sur des dossiers en apparence très fédérateurs comme les retraites, les intérêts des seniors ne sont pas forcément les mêmes selon la nature de leurs régimes de pension, de leurs patrimoines, de la relation à leurs enfants. On peut avoir soixante-dix ans et se penser d’abord comme une grand-mère, comme un intellectuel, comme un ancien commerçant ou le responsable d’une association dans laquelle on est très investi. L’âge n’est pas une identité qui ait le pouvoir magique d'écraser ou d’effacer toutes les autres. Il est illusoire de penser que toute personne de plus de soixante cinq ans vote en raisonnant sur le mode "nous les vieux". Il n’est pas rusé de prendre à rebrousse-poil une catégorie de population entière.
Mais des discours et programmes politiques qui interrogeraient l’accumulation de richesses par une partie des aînés quand la jeunesse se paupérise, qui lanceraient le débat sur l’imposition et la transmission des patrimoines, comme y invite Thomas Piketty, cela serait audible et discuté...y compris d’une bonne part des seniors.