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"le jour où Bercy rendra tout cela public, on verra"
Planet : Quels sont les premiers éléments qui vous ont conduit à mener cette enquête ?
Vincent Jauvert : J’avais publié il y a un an et demi La Face cachée du Quai d’Orsay pour lequel j’ai enquêté sur la haute administration au ministère des Affaires étrangères. J’ai observé que cette administration était plus encline à défendre ses propres intérêts plutôt que ceux de la France. Je me suis demandé si c’était vrai pour les autres administrations. L’autre élément qui m’y a poussé c’est que les diplomates ne voulaient pas dévoiler leurs salaires en me disant ‘’le jour où Bercy rendra tout cela public, on verra". J’ai finalement obtenu leurs salaires par d’autres moyens, tout comme ceux de Bercy. C’est là que j’ai décidé d’enquêter sur l’opacité de la haute administration et particulièrement sur les grands corps de l'Etat qui fonctionnent ainsi que le dit le président de la République, comme une "caste", qui fait des allers-retours entre le public et le privé, et qui globalement n’est pas sujette aux règles déontologiques telles qu’elles devraient être appliquées.
Planet : C’est ce que vous expliquez dans votre livre, la haute administration n’a finalement pas été concernée par le projet de loi sur la moralisation de la vie politique…
Vincent Jauvert : En été 2017, Le Sénat, où l'opposition est majoritaire, avait effectivement voté à l'unanimité des amendements à la moralisation de la vie politique concernant les hauts fonctionnaires à l’unanimité. La République en Marche qui est majoritaire à l’Assemblée s’y est opposée. Donc le système Macron a bloqué, mais ce n’est pas la première fois. Plusieurs réformes ont été bloquées dans le passé : des réformes de l’ENA, du classement de sortie, du pantouflage… Et parfois ce sont des textes qui ont été adoptés par le parlement, comme sous Hollande, mais qui ensuite ont été bloqués au dernier moment par la haute administration, grâce à l’auto-saisine d’un grand corps qui est le Conseil d’Etat et par l’auto-saisine du Conseil Constitutionnel qui est aussi dans la main des grands corps d’Etat.
Planet : Pouvez-vous clarifier un peu comment fonctionne ce système et comment interviennent ces grands corps.
Vincent Jauvert : Ce sont des gens qui se sont rencontrés à l’école, à l’ENA et à polytechnique. Ceux dont je parle sont ceux qui sortent dans la botte( le haut du classement). Ils rentrent dans ce qu’on appelle les grands corps : le Conseil d’Etat, la Cours des comptes, le corps des Mines et l’inspection des finances. Ils ont un travail à vie comme tous les fonctionnaires, très bien payé et du fait de l’histoire de ces grands corps qui étaient traditionnellement au sommet de l‘Etat et de l’économie française, ils se recrutent entre eux. Aujourd’hui, la majorité des postes importants dans l’Etat sont tenus par un nombre de corps très limité.
"Ils se débrouillent pour que les règles déontologiques ne s’appliquent pas à eux"
Planet : Il y a aussi la question des mariages…
Vincent Jauvert : Ils ont le droit de se marier entre eux, c’est bien normal mais cela pose des situations de conflits d’intérêt quand ils décident de faire carrière dans le même domaine.
Planet : Le système que vous décrivez fait très Ancien Régime…
Vincent Jauvert : Oui, du fait de ces grands corps qui sont d’inspiration monarchique et corporatiste. D’une certaine manière, ce sont les princes de la République. Ce sont des gens qui considèrent que le pouvoir et l'impunité leur sont dûs du fait de leur classement de sortie de leurs grandes écoles quand ils avaient une vingtaine d'années.
Planet : Votre livre décrit comment certains multiplient les missions, les emplois et donc les rémunérations. S’agit-il de vrais emplois ?
Vincent Jauvert : Beaucoup travaillent vraiment, mais certains non et ils ne sont pas sanctionnées. Ils peuvent même être promus. Mais c’est aussi ce que soulève le problème du droit au retour, c’est le fait que certains partent dans le politique et reviennent dans leur grand corps. C’est autorisé et on ne peut rien faire.
Planet : Il y a aussi les allers-retours entre le public et le privé qui influent la décision politique ?
Vincent Jauvert : Aller dans le privé ce n’est pas gênant, ça ne pose aucun problème en soi. Mais, en grande majorité ils sont recrutés par des entreprises privées où ils peuvent monnayer leur réseau, leur carnet d’adresse et leurs connaissances des faiblesses de l’Etat. L’archétype étant ces hauts fonctionnaires de Bercy qui deviennent conseillers fiscaux dans les grands groupes privés où, ils révèlent les fragilités des lois fiscales qu’ils ont eux-mêmes écrites. Ce sont des gens qui profitent du démembrement de l’Etat qu’ils ont eux-mêmes organisé.
"C’est l’opacité qui crée le populisme, jamais la transparence"
Planet : Vous évoquez des salaires qui vont entre 150 000 et 300 000 euros. Ces rémunérations ne sont-elles pas à la hauteur de leurs compétences ?
Vincent Jauvert : Peut-être, mais on paye aussi quelqu’un à la hauteur de ses responsabilités, de ses réussites. Ce qui suscite des questions sur certains salaires…
Planet : Comment expliquez-vous que cela ce soit justement aussi opaque aujourd’hui ?
Vincent Jauvert : Toute d’abord parce qu’ils sont moins visibles que les hommes politiques. Enfin, ils ont aussi cette capacité d'obstruction du fait par exemple qu’ils tiennent le Secrétariat général du gouvernement, le Conseil d’Etat et dans une certaine mesure le Conseil Constitutionnel. Mais aujourd'hui les Français ne supportent plus cette opacité et cet entre soi des gouvernants.
Planet : Vous ne craignez pas d’être taxé de populiste ?
Vincent Jauvert : Non. C’est l’opacité qui crée le populisme, jamais la transparence. Il y a quelques années, dévoiler des salaires c’était considéré par certains comme ‘’populiste’’. Aujourd’hui, on trouve cela tout à fait normal et nécessaire. Après la classe politique, il est désormais temps de moraliser la haute fontion publique.
Planet : Est-ce ça va changer ?
Vincent Jauvert : Si ça ne tenait qu’à Edouard Philippe, je ne pense pas. Il est l’archétype de l’intouchable d’Etat qui refuse de démissionner de la haute fonction publique. Emmanuel Macron, lui, semble sensible au sujet. Dans son livre, il estime que le droit au retour dans l'administration après avoir été dans le privé est un privilège "hors d’âge" et il a d’ailleurs démissionné de la haute fontion publique. Donc même si les amendements sur la moralisation de la haute fonction publique n’ont pas été votés, il serait probablement plus enclin que d’autres à faire bouger les choses. Cependant, il reste dans une situation politique délicate où il a besoin des hauts fonctionnaires.